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Égypte : L’armée intensifie les démolitions de maisons au Sinaï

Ces opérations ont visé des logements et des terrains agricoles à proximité des « zones tampons »

Décombres d’une maison dans la ville d'Al-Arish, au Sinaï Nord, que l’armée égyptienne a démolie en mars 2018 en guise de « représailles » contre des personnes suspectées de terrorisme.  © 2018 Privé

(Beyrouth) – Depuis le 9 février 2018, dans le gouvernorat du Sinaï Nord, l’armée égyptienne a intensifié les démolitions généralisées d’immeubles résidentiels et commerciaux et de fermes, dans le cadre de la campagne militaire lancée contre un groupe armé affilié à l’État islamique, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Les nouvelles démolitions, qui concernent des centaines d’hectares de terres agricoles et au moins 3 000 immeubles résidentiels et commerciaux, ainsi que 600 bâtiments détruits en janvier, sont les plus importantes depuis que l’armée a officiellement débuté sa politique d’expulsion en 2014.

Les démolitions, dont une grande partie sont probablement illégales, s’étendent bien au-delà de deux zones tampons sécuritaires mises en place par le gouvernement dans les villes d’al-Arish et de Rafah. L’armée a également démoli plusieurs logements à al-Arish, dans le cadre de représailles contre des individus suspectés de terrorisme, ainsi que des dissidents politiques et leurs proches.

« Réduire des foyers en décombres fait partie de la même stratégie sécuritaire vouée à l’échec qui a retreint l’accès à la nourriture et la liberté de mouvement et infligé des souffrances aux habitants du Sinaï », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « L’armée égyptienne prétend protéger les gens contre les militants, mais il est absurde de penser que la démolition de logements et le déplacement des populations établies ici depuis toujours garantiraient leur sécurité. »

© 2018 Human Rights Watch

Les démolitions et expulsions forcées, effectuées en l’absence de supervision judiciaire et souvent de la contrepartie d’un logement temporaire, ont exacerbé l’impact humanitaire adverse déjà causé par les restrictions imposées par l’armée aux habitants de la région, selon la population locale. Depuis 2013, l’armée s’est livrée à des démolitions dans le nord du Sinaï dans le cadre de ses opérations militaires permanentes, mais en 2014, le gouvernement a annoncé un plan d’expulsion des habitants d’une zone tampon sécuritaire de 79 kilomètres carrés, comprenant toute la ville de Rafah, qui se trouve à la frontière avec Gaza. Selon l’armée, les expulsions étaient nécessaires pour mettre fin au passage de combattants et au trafic d’armes au travers des tunnels de Gaza. Entre juillet 2013 et août 2015, l’armée a démoli au moins 3 250 bâtiments et, fin 2017, le gouvernement a repris ses expulsions forcées.

Décombres d’une maison dans la ville d'Al-Arish, au Sinaï Nord, que l’armée égyptienne a démolie en mars 2018 en guise de « représailles » contre des personnes suspectées de terrorisme.      © 2018 Privé

Parmi les démolitions récentes, figurent également des logements situés dans une nouvelle zone tampon établie autour de l’aéroport d’Al-Arish. Le président Abdel Fattah al-Sissi a justifié cette décision après que le groupe armé Province du Sinaï (la branche locale de l’État islamique opérant au Sinaï) a revendiqué une attaque au missile le 19 décembre 2017 contre une base aérienne et un hélicoptère militaire. Selon le communiqué de Province du Sinaï, l’attaque visait les ministres de la Défense et de l’Intérieur en déplacement dans la région. Ni l’un ni l’autre n’ont été touchés, mais un officier militaire a été tué et deux autres blessés. Des démolitions moins nombreuses ont également été constatés dans la ville d’al-Arish, la localité la plus peuplée du Sinaï Nord.

Les 10 et 11 mai 2018, Human Rights Watch a adressé des lettres au ministère égyptien de la Défense, au gouverneur du Sinaï Nord, Abdel Fattah Harhor, et au Service de renseignement de l’État pour enquêter sur les démolitions en cours.

Human Rights Watch a analysé une série chronologique d’images satellite enregistrées entre le 15 janvier et le 14 avril, identifiant des signes de démolition généralisée de structures dans plusieurs villages et villes du Sinaï Nord. L’organisation en a conclu que l’armée, au cours de cette période de trois mois, a démoli 3 600 structures et rasé des centaines d’hectares de terres agricoles dans une zone de 12 kilomètres située le long de la frontière avec Gaza. De plus petites poches de démolitions d’une centaine de bâtiments situés au nord de l’aéroport d’al-Arish, juste au sud de la ville elle-même, ont été également identifiées. Alors que Human Rights Watch avait déjà fixé à plus de 600 le nombre de bâtiments démolis en janvier et début février, au moins 3 000 logements supplémentaires ont été détruits entre le 9 février, au lendemain d’une nouvelle offensive sécuritaire majeure lancée par le gouvernement, et le 15 avril. Le nombre total de bâtiments démolis à ce jour en 2018 est le plus important depuis que le gouvernement a ordonné l’expulsion des résidents de la zone tampon de Rafah en octobre 2014.

La plupart des bâtiments récemment démolis étaient ceux qui avaient été épargnés après la création de la zone tampon sécuritaire initiale de cinq kilomètres à Rafah. À ce jour, l’armée a presque entièrement démoli la ville, où résidaient 70 000 personnes. En outre, elle a également démoli au moins 250 bâtiments situés à l’extérieur de cette zone depuis la mi-janvier et probablement des centaines d’autres en 2017, d’après l’analyse des images satellite par Human Rights Watch. Il semble que l'armée a également commencé à construire une clôture en barbelés afin de séparer la zone tampon de cinq kilomètres située près de Rafah, du reste de la péninsule du Sinaï, selon un article mis en ligne sur le site d'informations indépendant Mada Masr le 18 mai.

Dans des déclarations corroborées par des enquêtes journalistiques, trois témoins ont indiqué à Human Rights Watch que les forces de sécurité, principalement l’armée, avaient démoli ou incendié plusieurs immeubles d’al-Arish identifiés comme des propriétés de suspects ou de proches de militants. L’armée a souvent annoncé la destruction de dizaines de « caches terroristes » et de véhicules sans fournir plus de détails. Un chercheur du Centre d’études politiques et stratégiques Al-Ahram, une entité de recherche gouvernementale, a déclaré que, selon ses déclarations officielles, l’armée avait démoli environ 3700 « cachettes, abris et stocks de ravitaillement » terroristes dans les 10 semaines ayant suivi le début de l’offensive en date du 9 février.

Décombres d’une maison dans la ville d'Al-Arish, au Sinaï Nord, que l’armée égyptienne a démolie en 2018 sans fournir de justification.  © 2018 Privé

Des témoins et victimes interrogés à distance ont déclaré à Human Rights Watch que l’armée avait commencé à démolir des logements et à détruire des fermes autour de l’aéroport d’al-Arish peu après l’annonce par le Président al-Sissi de la création de la zone tampon aéroportuaire de cinq kilomètres en janvier 2018.

« Mon frère cadet m’a appelé », a déclaré un homme vivant à l’étranger et dont la maison familiale dans la ville a été détruite. « D’après lui, les forces de sécurité sont venues et ont contraint ma mère, ma grand-mère et lui à quitter la maison. Ensuite, ils ont mis le feu à tout le bâtiment. »

Le 5 janvier, le Comité populaire de la ville d’al-Arish, rassemblement indépendant de chefs de clans et de militants, a déclaré que l’escalade de la campagne militaire dans la ville et l’établissement d’avant-postes militaires et de démolitions de maisons « préparaient le terrain » à « la répétition de ce qui est arrivé à Rafah ».

Le Comité a demandé au gouvernement d’autoriser les conseils populaires locaux, un mécanisme traditionnel de consultation communautaire formée de représentants locaux, à négocier avec les autorités. Les expulsions forcées, même justifiées pour raisons de sécurité, ne devraient être menées qu’à l’issue de négociations approfondies et transparentes avec la communauté locale, afin de garantir un processus équitable, a relevé Human Rights Watch.

Le droit international interdit généralement les « expulsions forcées », définies comme le déplacement permanent ou momentané de personnes, de familles ou de communautés contre leur gré de leur domicile ou de leur terre, sans accès à des formes adéquates de protection juridique ou autre. Parmi ces protections, les autorités doivent mener de véritables consultations auprès des résidents, leur donner un préavis suffisant et raisonnable, et leur offrir une indemnisation adéquate ou un logement de substitution. Dans les zones de conflit, les attaques délibérées, aveugles ou disproportionnées contre des civils et des biens civils sont interdites, y compris les démolitions de foyers qui ne sont pas absolument nécessaires en vertu d’impératifs militaires.

« Respecter la loi est ce qui devrait distinguer les forces de l’ordre des organisations criminelles, mais les habitants du Sinaï semblent être pris entre deux feux – les démolitions de logements par l’armée d’un côté, et la violence brutale du groupe armé Province du Sinaï de l’autre », a conclu Sarah Leah Whitson.

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