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Keshia completes her homework in her family’s home in Johannesburg in August 2020. ©2020 Private

Témoignage : Boucs émissaires pour les maux de l’Afrique du Sud

Comment la xénophobie a privé une fillette de son sentiment d’appartenance

Keshia termine ses devoirs dans le domicile de sa famille à Johannesburg, en août 2020.   © 2020 Privé

S’il y a une chose que Keshia (pseudonyme), une fillette de 10 ans, souhaite par-dessus tout, c’est quitter l’Afrique du Sud pour de bon. Certes, l’Afrique du Sud est le pays où elle est née et où elle a vécu toute sa vie jusqu’à présent, mais elle ne peut pas le considérer comme sien. Quand, demande-t-elle sans cesse, sa famille retournera-t-elle enfin dans le pays que ses parents ont fui il y a tant d’années? Un pays où elle n’est jamais allée et sur lequel elle sait peu de choses mais où, elle en est sûre, sa famille se sentirait mieux acceptée et plus en sécurité qu’en Afrique du Sud.

Née à Johannesburg de parents qui, ayant fui la guerre et les persécutions en République démocratique du Congo, ont cherché refuge en Afrique du Sud, Keshia sait déjà ce que c’est que d’être tenue à l’écart. Ses camarades d’école, pour ne citer qu’un exemple, font en sorte qu’elle soit constamment remise à sa place et n’oublie jamais qu’à leurs yeux, elle est une kwerekwere, une « étrangère ». 

« Ce que tu peux être bête! », lui disent-ils. « Tu viens ici et tu ne fais rien. » 

Bien qu’ayant obtenu le statut de résident permanent il y a quelques années, son père, un marchand ambulant, n’a toujours pas pu obtenir de pièce d’identité sud-africaine et rencontre de plus en plus de difficultés à gagner sa vie, après avoir été ciblé, avec d’autres marchands étrangers et d’autres entreprises appartenant à des étrangers, lors de plusieurs vagues de violences xénophobes. Sa mère se trouve dans le pays depuis 13 ans, mais ne s’est toujours pas vu octroyer officiellement l’asile ; elle a depuis longtemps renoncé à vendre des vêtements d’occasion sur les marchés, à cause de l’hostilité des colporteurs locaux. Et pourtant, au désespoir croissant de Keshia, ses parents ne répondent pas à son éternelle question: « Quand pouvons-nous partir? » 

Pour de nombreux étrangers africains et asiatiques en Afrique du Sud, les actes de harcèlement et les attaques violentes sont une réalité quotidienne. Dans un nouveau rapport, intitulé  « They Have Robbed Me of My Life » (« Ils m’ont volé ma vie »), Human Rights Watch affirme avoir constaté qu’en Afrique du Sud, malgré le lancement en mars 2019 du « Plan national d’action contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée », presque rien ne change pour ces familles. Avec des politiciens qui nient la nature xénophobe des attaques et même jettent de l’huile sur le feu en flattant les sentiments populistes, le cycle de la violence se poursuit. Pendant ce temps, les instigateurs et les auteurs des violences sont rarement poursuivis.

Accusés de « voler » des emplois et des femmes, d’épuiser les services publics de base du pays, de propager des maladies et de diriger des organisations criminelles, les étrangers africains et asiatiques sont devenus les cibles d’appels haineux à l’action et au pillage, et ont subi de nombreuses vagues d’attaques violentes. Des centaines ont été blessés et déplacés; des dizaines sont morts. Dans un pays où la criminalité violente est une menace constante, où le chômage est omniprésent, et où les niveaux d’inégalité sont parmi les plus élevés au monde, les réfugiés et les migrants comme Keshia et ses parents sont devenus des boucs émissaires pour les problèmes de la nation et les carences du gouvernement. 

Keshia, une jeune fille née à Johannesburg (Afrique du Sud) de parents congolais, pose son pied sur un ballon de football près du domicile familial, en août 2020. © 2020 Privé

Keshia a presque oublié le nombre exact des cas où son père a été attaqué, volé et passé à tabac pour la seule raison qu’il n’est pas sud-africain. Sa mère a elle aussi été battue, s’est fait cracher dessus et a été volée. Une fois, elle est rentrée à leur domicile après avoir fait des courses, les yeux gonflés et le visage tuméfié. Ses agresseurs, trois Sud-Africains, l’avaient giflée et donné des coups de poing parce qu’elle ne savait pas répondre à leur salut en isiZulu, la langue vernaculaire la plus répandue en Afrique du Sud. 

Les efforts de ses parents pour obtenir justice se sont révélés inutiles. Leurs tentatives de dénoncer les attaques à la police ont été reçues, dans le meilleur des cas, avec indifférence. Des inspecteurs ne sont venus enquêter chez eux qu’une seule fois : quand trois inconnus ont ouvert le feu sur leur maison en pleine nuit et une balle a pénétré par la fenêtre d’une chambre. La douille a été retrouvée ; mais les assaillants sont toujours en liberté. 

Absence de suivi, manque de volonté d’ouvrir un dossier et indifférence sont les plus fréquentes réponses reçues par les étrangers lorsqu’ils font état d’incidents auprès de la police. De nombreuses victimes n’essayent même plus de porter plainte. 

Au plus fort de la dernière vague nationale de violence xénophobe en septembre de l’année dernière, Keshia a été renversée par une voiture sur le chemin de l’école et le conducteur ne s’est pas arrêté. Elle a été laissée sur la route, un bras en sang, en larmes et appelant sa mère. Aucune ambulance n’est venue. Une passante – elle-même étrangère – l’a aidée à se relever et a noté le numéro de la plaque d’immatriculation de la voiture. Personne n’a jamais été arrêté pour ce délit de fuite. 

Un jour, un homme sud-Africain a lâché son chien sur Keshia dans un jardin public. Essayant d’échapper à l’animal, elle a trébuché, est tombée et a perdu une dent. Et pourtant l’agent de police au commissariat le plus proche n’a même pas voulu parler avec elle ou avec sa mère. « Le policier était méchant », a dit Keshia. Elle ne comprenait pas un mot de la conversation entre l’agent de police et le propriétaire du chien, qui parlaient isiZulu, mais elle a très bien perçu leur ton hostile. « Ces gens ne veulent pas de nous ici. Nous devons retourner dans notre pays. » 

Ce qu’elle ne sait pas, et que son père a du mal à lui faire comprendre, c’est que, même si beaucoup de choses ont changé en République démocratique du Congo depuis qu’il s’est enfui il y a 19 ans, il y a toujours des conflits armés dans la province d’où il est originaire, le Sud-Kivu. Les massacres de civils, les affrontements entre les milices et l’armée, et les déplacements de masse font toujours partie de la réalité pour les habitants de l’est de la RD Congo. C’est ce qui l’a dissuadé de réinstaller sa famille dans son pays. Mais cela lui fait de la peine de voir combien la profonde hostilité à l’égard des étrangers en Afrique du Sud a affecté ses enfants, en particulier Keshia.

« Chaque fois que mes parents sont attaqués, cela m’affecte », dit Keshia. Et avec la maturité d’une enfant qui a dû grandir trop vite, elle ajoute: « Nous sommes une famille et si un des membres souffre, nous souffrons tous. »

Keshia souhaite devenir comptable, comme son père l’a été avant de devoir fuir la guerre et les persécutions. Mais aller à l’école s’apparente de plus en plus à une course d’obstacles. Le harcèlement semble impossible à stopper. Même les enseignants dans son école publique ont renoncé à essayer de discipliner les élèves qui la harcèlent, et lui ont conseillé de les éviter, ce qui est impossible. « Ils devraient être renvoyés », dit-elle avec colère. Mais ayant vainement tenté elle-même de les rabrouer, elle a appris à se taire. Son amitié avec une autre fillette réfugiée l’aide à gérer partiellement sa colère et son angoisse. Lors des récréations, on voit souvent les deux fillettes déjeuner et discuter ensemble, essayant de suivre le conseil de leur instituteur d’ignorer les insultes. Elles parlent souvent de ce que représente pour elles le fait de se sentir exclues et non désirées. C’est seulement lorsqu’elles jouent au netball, courant et sautant, que Keshia se sent insouciante. Mais à chaque nouvelle attaque contre sa famille, le désir de faire ses bagages et de partir devient plus pressant. « [En RD] Congo, ce sera mieux », dit-elle. « Là-bas, on m’acceptera. Je veux juste être considérée comme normale. La normalité, c’est ce qui signifie la paix pour les étrangers. »

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Cet essai est basé sur des entretiens effectués par Kristi Ueda, titulaire d’une bourse de recherche auprès de Human Rights Watch.

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