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Volodymyr Ivashchenko, un habitant de Yahidne, dans le nord de l’Ukraine, photographié le 17 avril 2022 devant l’entrée de la cave où sa famille s’est réfugiée début mars, peu après le début de l’invasion russe. Par la suite, les soldats russes ont obligé sa famille a rejoindre d’autres villageois détenus dans le sous-sol d’une école. Sa belle-mère, Nadezhda Buchenko, âgée de 70 ans, est décédée dans ce sous-sol. © 2022 Human Rights Watch

(Kiev, le 18 mai 2022) – Les forces russes, qui contrôlaient la majeure partie des régions de Kiev et de Tchernihiv, dans le nord-est de l’Ukraine, de la fin février à la fin du mois de mars 2022, ont fait subir aux civils des exécutions sommaires, des tortures et d’autres graves abus qui s'apparentent à des crimes de guerre, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.

Dans 17 villes et villages des régions de Kiev et Tchernihiv visités en avril, Human Rights Watch a enquêté sur 22 cas apparents d’exécution sommaire, 9 autres meurtres extrajudiciaires, 6 cas possibles de disparition forcée et 7 cas de torture. Vingt-et-un civils ont décrit comment ils avaient été illégalement détenus dans des conditions inhumaines et dégradantes.

Carte du nord de l’Ukraine, montrant plusieurs villes et villages où les forces d’occupation russes ont commis de graves exactions entre le 24 février et 31 mars 2022, selon les recherches menées par Human Rights Watch. © 2022 Human Rights Watch

« Les nombreuses atrocités commises par les forces russes lors de leur occupation de certaines zones du nord-est de l’Ukraine au début de la guerre ont été odieuses, illégales et cruelles », a déclaré Giorgi Gogia, directeur adjoint de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. « Ces abus commis contre des civils constituent à l’évidence des crimes de guerre, qui devraient faire sans tarder l’objet d’enquêtes impartiales et de procédures judiciaires appropriées. »

Entre le 10 avril et le 10 mai, Human Right Watch a mené des entretiens avec 65 personnes, dont d'anciens détenus, des survivants de tortures, des membres des familles de victimes et d’autres témoins. Human Rights Watch a également examiné des éléments de preuve physiques sur les lieux où certains des abus présumés ont été commis, ainsi que des photos et des vidéos présentées par des victimes et des témoins.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février, les forces russes ont été impliquées dans de multiples violations des lois de la guerre qui peuvent équivaloir à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité. Human Rights Watch a précédemment documenté 10 exécutions sommaires dans la ville de Boutcha et dans plusieurs autres villes et villages du nord-est de l’Ukraine lors de leur occupation par les forces russes en mars.

Ces conteneurs vides retrouvés à Novyi Bykiv, dans le nord de l’Ukraine, après le départ des forces russes, avaient été utilisés pour transporter des missiles sol-air russes. Photo prise le 16 avril 2022. © 2022 Human Rights Watch

L’un des 22 meurtres nouvellement documentés, dans la région de Kiev, a été décrit par Anastasia Andriivna ; elle a déclaré qu’elle était à son domicile le 19 mars, quand des soldats russes ont arrêté son fils, Ihor Savran, 45 ans, après avoir trouvé son vieux manteau militaire. Le 31 mars, au lendemain du retrait des forces russes, Anastasia Andriivna a trouvé le corps de son fils dans une grange à une centaine de mètres de sa maison, après avoir reconnu ses chaussures de sport qui dépassaient de la porte de la grange.

Des civils ont décrit comment ils ont été détenus par les forces russes pendant des jours, voire des semaines, dans des conditions insalubres et suffocantes dans des lieux comme le sous-sol d’une école, une pièce d’une usine fabriquant des fenêtres ou une fosse dans une chaufferie, avec peu, voire pas du tout, de nourriture et d’eau potable et sans accès à des toilettes. À Yahidne, les forces russes ont détenu pendant 28 jours plus de 350 villageois, dont au moins 70 enfants, 5 d’entre eux en bas âge, dans le sous-sol d’une école, limitant sévèrement leur possibilité de sortir, même brièvement. Il y avait très peu d’aération ou de place pour s’étendre, et les gens devaient utiliser des seaux en guise de toilettes.

« Au bout d’une semaine, tout le monde toussait beaucoup », a déclaré une personne qui a été détenue dans l’école. « Presque tous les enfants avaient de fortes fièvres, des spasmes causés par leur forte toux, et vomissaient. » Un autre témoin a indiqué que certaines personnes avaient eu des escarres, causées par une position assise prolongée. Dix personnes âgées sont mortes.

À Dymer, les forces russes ont détenu plusieurs dizaines de personnes, les hommes les yeux bandés et les mains liées par des menottes en fil de plastique, pendant plusieurs semaines dans une pièce de 40 mètres carrés dans l’usine de fabrication de fenêtres de la ville, avec très peu de nourriture et d’eau, et des seaux en guise de toilettes.

Human Rights Watch a documenté sept cas de torture dans lesquels les militaires russes ont passé à tabac des détenus, leur ont fait subir des électrochocs, ou ont effectué des simulacres d'exécution afin de les forcer à leur fournir des informations. « Ils m’ont mis le canon d’un fusil contre la tête, l’ont chargé et j’ai entendu trois coups de feu », a déclaré un homme qui avait eu les yeux bandés. « J’entendais aussi les douilles des balles qui tombaient au sol et je croyais que c’était mon tour. »

Human Rights Watch a documenté neuf cas dans lesquels les forces russes ont ouvert le feu et tué des civils sans apparente justification militaire. Dans l’après-midi du 14 mars, par exemple, alors qu’un convoi russe traversait le village de Mokhnatyn, au nord-ouest de Tchernihiv, les soldats ont abattu deux frères jumeaux âgés de 17 ans et leur ami, âgé de 18 ans.

Tous les témoins interrogés ont affirmé qu’ils étaient des civils et n’avaient pas participé aux hostilités, à l’exception de deux victimes de tortures qui ont déclaré être membres d’une unité locale de défense territoriale.

Toutes les parties au conflit armé en Ukraine sont tenues de se conformer au droit international humanitaire, ou lois de la guerre, notamment aux Conventions de Genève de 1949, au Premier protocole additionnel aux Conventions de Genève, et au droit international courant. Les forces armées belligérantes qui ont le contrôle effectif d’une zone sont soumises au droit international de l’occupation qui figure dans les Conventions de La Haye de 1907 et dans les Conventions de Genève. Le droit international en matière de droits humains - notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et la Convention européenne des droits de l’homme - s’applique en toutes circonstances.

Les lois de la guerre interdisent les attaques de civils, les exécutions sommaires, les tortures, les disparitions forcées, les internements illégaux et le traitement inhumain de détenus. Le pillage de biens civils est également interdit. L’internement ou l’assignation à résidence de civils n’est autorisé qu’exceptionnellement, pour « d’impérieuses raisons de sécurité ». Une puissance qui occupe un territoire a généralement la responsabilité d’assurer que de la nourriture, de l’eau et des soins médicaux soient disponibles pour la population sous son contrôle, et de faciliter la fourniture d’aide par les agences humanitaires.

Quiconque ordonne ou commet de graves violations des lois de la guerre avec une intention criminelle, ou facilite la commission de telles violations, se rend responsable de crimes de guerre. Les commandants de forces qui avaient connaissance ou avaient des raisons d’être au courant de tels crimes mais n’ont pas tenté d’y mettre fin ou d’en punir les auteurs directs sont pénalement responsables de crimes de guerre, en raison de leur position de commandement.  

Il incombe à la Russie et à l’Ukraine, aux termes des Conventions de Genève, d’enquêter sur tout crime de guerre commis par leurs forces ou sur leur territoire et de poursuivre les responsables en justice de manière appropriée. Les victimes d’abus et leurs familles devraient recevoir sans tarder des réparations adéquates.

D'une manière générale, les autorités ukrainiennes devraient prendre toutes les mesures nécessaires pour préserver les éléments de preuve qui peuvent s’avérer cruciaux pour de futures poursuites pour crimes de guerre, notamment en bouclant les périmètres autour des tombes jusqu’à ce que des exhumations professionnelles puissent être effectuées, en prenant des photos des cadavres et des zones alentour avant leur enterrement, en enregistrant les causes des décès dans la mesure du possible, en consignant les noms des victimes et en identifiant des témoins, et en cherchant des indices d’identification que les forces russes peuvent avoir laissées sur place.

« Il apparaît de plus en plus clairement que les civils ukrainiens qui vivaient dans les zones occupées par les forces russes ont souffert de terribles épreuves », a affirmé Giorgi Gogia. « La justice peut prendre du temps, mais tout doit être mis en œuvre pour faire en sorte que justice soit rendue un jour prochain pour ceux qui ont souffert. »

Informations détaillées
 

Exécutions sommaires

Human Rights Watch a documenté 32 exécutions sommaires manifestes perpétrées par les forces russes dans les régions de Kiev et de Tchernihiv, dont 10 dans un rapport précédent sur Boutcha. Les exécutions sommaires, quel que soit le statut de la victime - civil, prisonnier de guerre ou combattant capturé – constituent de graves violations des lois de la guerre. Quiconque ordonne ou commet des exécutions sommaires se rend responsable de crimes de guerre.

Région de Kiev

Andriivka

Anastasia Andriivna, 66 ans, mère d’Ihor Savran, âgé de 45 ans, vit dans le village d’Andriivka, à 40 kilomètres au nord-ouest de Kiev. Elle a raconté que lorsque les forces russes ont pris le contrôle du secteur le 26 février, elles sont venues à son domicile, ont confisqué son téléphone et celui de son fils et menacé de tuer quiconque conserverait un téléphone en état de fonctionner. Elle leur a donné un vieux téléphone et en a caché un autre, plus récent et en état de marche. Le 19 mars, un commandant et un soldat se sont présentés à la porte, exigeant d’entrer. Ils ont affirmé avoir un appareil qui avait détecté l’utilisation d’un téléphone cellulaire dans le secteur. Le commandant l’a emmenée dans une pièce pour chercher le téléphone, tandis que le soldat traînait Savran vers une cuisine d’été dans la cour. Anastasia Andriivna a entendu le soldat qui découvrait le vieux manteau militaire de Savran, datant de son service dans la Garde nationale en 1993, et qui commençait à tirer dessus. Le commandant lui a ordonné de rester dans la maison pendant les 30 prochaines minutes, « sans bouger », et est parti avec le soldat, emmenant Savran.

Dans la nuit du 30 mars, les forces russes se sont retirées. Le lendemain matin, Anastasia Andriivna est sortie de chez elle pour la première fois depuis des semaines, espérant retrouver son fils. À une centaine de mètres de son domicile, elle a reconnu ses chaussures de sport, ornées d’une bande rouge, qui dépassaient de la porte d’une grange. Elle a déclaré :

Il était étendu là, dans la position du fétus, les mains glissées sous la tête, et sa veste déployée sur les épaules. On lui avait tiré une balle dans l’oreille et son visage était ensanglanté. Son meilleur ami [Volodymyr Pozharnikov] était étendu à côté de lui ; il avait lui aussi été abattu. Ses jambes étaient pliées dans une position insolite.

Le beau-père d’Anton Ischenko, 23 ans, a affirmé que les forces russes s’étaient présentées le 3 mars à leur domicile à Andriivka et avaient emmené Ischenko. Anton avait été membre des forces armées ukrainiennes plusieurs années auparavant. La famille a retrouvé son corps dans un champ à l’orée du village le 31 mars, au lendemain du départ des forces russes de ce secteur. Le beau-père a refusé de décrire en détail l’état du cadavre d’Anton mais a précisé qu’ils avaient dû l'identifier par ses vêtements.

Motyzhyn

Le 4 avril, un chercheur de Human Rights Watch à Motyzhyn, ville située à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Kiev, a vu le corps d’une femme que les autorités ont identifiée comme étant la maire, Olha Sukhenko, 51 ans, à côté des cadavres de son mari, Ihor, et de son fils, Oleksandr. Il y avait un quatrième corps, celui d’un homme non identifié, qui avait les yeux bandés avec de l’adhésif et des cordelettes en plastique à côté de lui, laissant penser qu’il avait peut-être été ligoté. Il avait un grand trou dans la tête.

Ces quatre personnes semblent avoir été exécutées sommairement, mais Human Rights Watch n’a pas été en mesure de confirmer les circonstances de leur mort. Un cinquième corps, celui d’un homme non identifié portant des ecchymoses et d’autres traces de violence, a été trouvé dans un puits à proximité de la fosse commune, sur la même propriété. Human Rights Watch a découvert, sur la propriété et dans le secteur où les corps ont été retrouvés, des indices suggérant que les troupes russes avaient occupé cette zone pendant une assez longue période, comprenant des restes de nourriture et des vêtements correspondant à ce que portent les forces russes.

Région de Tchernihiv

Novyi Bykiv

Un villageois de Novyi Bykiv qui a été détenu avec une vingtaine d’autres par les forces russes dans une chaufferie a déclaré que le 30 mars, veille du retrait des forces russes, plusieurs soldats étaient venus dans la chaufferie annoncer qu’ils avaient reçu l’ordre d’exécuter 8 détenus et avaient demandé s’il y avait des « volontaires. » Personne ne s’étant désigné, ils ont emmené huit hommes. Le lendemain, après le départ des Russes, le villageois a trouvé les corps de deux de ces huit hommes à environ 50 mètres de la chaufferie, la tête écrasée. Il a déclaré avoir entendu dire que le corps d’un troisième détenu avait également été retrouvé un peu plus loin. Human Rights Watch n’a pas d’informations sur le sort des cinq autres hommes.

Staryi Bykiv

Les forces russes déployées dans le village de Staryi Bykiv ont raflé au moins six hommes le 27 février. Viktoria Hladka, la mère d’un de ces hommes, a affirmé qu’elle s’était réfugiée dans le sous-sol de la maison familiale quand les forces russes ont capturé son fils Bohdan, 29 ans, et son beau-frère Oleksandr Mohyrchuk, 39 ans, alors qu’ils étaient dans la cour. Ils venaient juste de sortir du sous-sol pour fumer une cigarette. Bohdan était employé au bureau de poste en même temps qu’il faisait des études de gestion à Kiev, et Mohyrchuk était ouvrier du bâtiment. Hladka a trouvé leurs cadavres, avec ceux de quatre autres hommes, dans un champ le lendemain de leur capture.

Human Rights Watch a documenté ces meurtres lors d’un entretien téléphonique avec Hladka juste après le retrait des forces russes du village. Le 16 avril, Human Rights Watch est allé à

Staryi Bykiv et s’est entretenu avec Hladka, qui a précisé qu’après le départ des forces russes, les autorités ukrainiennes avaient fait exhumer les corps. Un examen a permis d’établir que son fils avait eu des côtes fracturées, avait reçu un coup de couteau dans la région du cœur et une balle dans la tête. Mohyrchuk avait lui aussi une trace de coup de couteau près du cœur et avait été égorgé. Hladka a également fourni les noms des autres hommes retrouvés morts: Oleksandr Vasylenko, 39 ans ; Volodymyr Putiata, 46 ans ; Ihor Yavon, 32 ans ; et Oleh Yavon, 33 ans.

Yahidne

À Yahidne, les forces russes ont détenu plus de 350 villageois dans le sous-sol d’une école pendant 28 jours, limitant sévèrement leurs possibilités d’en sortir, même pour de courts moments. Valerii Polrui, membre du conseil municipal de Yahidne, a affirmé qu’un habitant du village, Viktor Shevchenko, avait été tué par balles le 3 mars, jour où les forces russes sont arrivées dans ce village. Polrui a ajouté que l’un des soldats russes lui avait dit que Shevchenko avait été tué parce qu’il était commandant dans les forces armées ukrainiennes, ce qui, a-t-il dit, était faux. Le corps de Shevchenko a été retrouvé un mois plus tard, enterré dans sa propre arrière-cour. Les autorités ukrainiennes ont fait exhumer son corps et effectuer un examen médico-légal. Polrui a indiqué que cet examen avait montré que Shevchenko avait été tué d’une balle dans la tête.

Les cadavres de deux hommes qui étaient en visite à Yahidne ont été découverts dans une cave le 6 ou le 7 mars. Un villageois qui a vu les corps a déclaré qu’ils avaient les mains liées derrière le dos et que chacun présentait deux impacts de balle, dans la tête et dans le dos. Tous deux étaient âgés d’une quarantaine d’années.

Petro Tolochyn, âgé d’une cinquantaine d’années, était réputé comme étant un lieutenant-colonel à la retraite qui possédait une maison de vacances à Zolotynka, à environ 6 kilomètres de Yahidne. Une des femmes détenues dans le sous-sol de l’école de ce village et qui était assise près de la porte, laquelle avait des fissures permettant de voir à travers, a raconté avoir vu un véhicule blindé amener Tolochyn, recouvert d’une couverture, dans la cour de l’école. Elle a vu des soldats russes le faire mettre à genoux et l’interroger, avant de le jeter dans la chaufferie de l’autre côté de la cour.

Le lendemain, les soldats l’ont amené au sous-sol, mais sont revenus le chercher au matin du jour suivant, prétendument pour l’emmener à l’hôpital. Un autre villageois détenu dans le sous-sol, qui affirme avoir bien connu Tolochyn et l’y avoir reconnu, a indiqué que son cadavre a été découvert après le départ des forces russes le 31 mars. Human Rights Watch a visité l’école le 17 avril et a vu un sac mortuaire. Un villageois, qui avait identifié le corps de Tolochyn, a déclaré qu’il avait des impacts de balle à une tempe et à la jambe gauche.

Mykhailo-Kotsiubynske

Le 4 mars, les forces russes ont arrêté Oleh Prokhorenko, 38 ans, dans la ville de Mykhailo-Kotsiubynske. Elles l’ont accusé d’utiliser son téléphone pour filmer les mouvements de leurs troupes et fournir l’information aux forces ukrainiennes. Des témoins ont affirmé avoir vu Prokhorenko, après sa capture, creusant des tranchées pour les soldats russes, en violation des lois de la guerre. Puis personne ne l’a revu pendant plusieurs semaines. Son cadavre a été retrouvé le 8 avril dans les bois avoisinants ; il avait été abattu et enterré. L’examen médico-légal, que Human Rights Watch s’est procuré, indique qu’il avait reçu une balle dans la tête ayant causé fracture du crâne et dommages au cerveau.

Meurtres illégaux de civils

Human Rights Watch a documenté neuf cas de meurtres apparemment illégaux de civils par les forces russes dans la région de Tchernihiv. Les parties à un conflit armé, y compris les forces occupantes, ne sont pas autorisées à attaquer des civils, à moins qu’ils ne participent directement aux hostilités. Les parties sont tenues de faire tout leur possible pour vérifier que leurs cibles sont des objectifs militaires, tels que des soldats, des armes et des équipements militaires.

Le 14 mars, entre 1h00 et 2h00 de l’après-midi, alors qu’un convoi militaire russe traversait le village de Mokhnatyn, des soldats ont abattu deux frères jumeaux âgés de 17 ans, Yevhen et Bohdan Samodiy, et leur ami, Valentin Yakimchuk, âgé de 18 ans. Yevhen et Bohdan suivaient une formation professionnelle pour devenir électriciens, et Yakimchuk était étudiant de première année à l’université de Tchernihiv.

La sœur des jumeaux, Tanya, et d’autres témoins ont déclaré que les forces russes n’avaient pas occupé Mokhnatyn. Tanya a déclaré, par téléphone, qu’un convoi russe avait été attaqué plus tôt ce jour-là près de Mokhnatyn et que ses véhicules s’étaient dispersés dans plusieurs villages, dont Mokhnatyn.

Tanya, qui habitait dans la rue principale, a précisé que ses frères et Yakimchuk s’étaient rendus à la maison d’un ami ce jour-là en début d’après-midi. Elle était chez elle quand elle a entendu le grondement d’un convoi qui venait du centre du village sur la rue principale en direction de sa maison. Après avoir entendu des tirs, elle a immédiatement couru vers le centre du village et a vu une dizaine de véhicules militaires russes sur la route, dont des transports de troupes blindés, des engins lance-roquettes et un camion-citerne.

Lorsqu’elle est arrivée sur le lieu de l’incident, des voisins lui ont dit d’aller chercher ses parents. Quand elle est revenue avec eux, ils ont vu les corps des trois jeunes hommes sur le sol. Yevhen et Yakimchuk étaient morts. Des témoins ont affirmé qu’une moitié de la tête de Yakimchuk avait disparu et que Yevhen avait reçu une balle dans la poitrine. Bohdan était blessé au ventre mais était encore en vie. Sa mère et son compagnon l’ont emmené en voiture à l’hôpital pour enfants de Tchernihiv mais Bohdan est mort avant leur arrivée.

Le 4 mars, dans le village de Nova Basan, les soldats russes ont tué par balles Dmytro Solovei, âgé de 14 ans, qui jouait avec un ballon de football sur une aire de jeux près de sa maison. Son frère, Serhii, 30 ans, qui voyait Dmytro jouer, est sorti pour aller le chercher mais s’est fait tirer dessus à son tour et a été blessé à une jambe. Serhii a réussi à ramper jusqu’au domicile d’un voisin, où il a reçu les premiers soins. Mais il n’a pas pu obtenir de soins médicaux professionnels avant que les forces ukrainiennes ne reprennent le contrôle du secteur le 31 mars. Leur mère, Anzhela Solovei, a déclaré le 10 mai que Serhii était toujours hospitalisé et que son rétablissement devrait prendre plusieurs mois.

Le 28 février, également à Nova Basan, les soldats russes ont apparemment tiré une balle dans la tête de Mykola Kucherina, âgé d’une quarantaine d’années, alors qu’il passait devant leur poste de contrôle. L’administrateur en chef du village a indiqué que, bien que la famille était au courant de la mort de Kucherina, son corps est resté sur place pendant un mois, car les forces russes n’ont pas autorisé ses parents à le récupérer.

Trois habitants du village de Levkovychi ont déclaré que le 28 février vers 18h00, les forces russes sont entrées dans le village et ont abattu quatre hommes – Oleksandr Oryshko, Oleksandr Derkach, Yaroslav Varava et Serhii Nimchenko – au centre du village. Les habitants ont affirmé que ces quatre hommes étaient non armés et que chacun d’eux avait reçu plusieurs balles.

Disparitions forcées

Human Rights Watch a documenté six cas dans lesquels les forces russes ont arrêté des civils, mais leurs familles ne pouvaient obtenir aucune information sur leur situation ou sur le lieu où ils se trouvaient. Lors d’un conflit armé international, refuser de reconnaître la mise en détention d’un civil ou de révéler où il est détenu peut constituer une disparition forcée, ce qui est un crime au regard du droit international. La Mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine des Nations Unies a documenté, depuis le 24 février, 204 cas de disparitions forcées concernant 169 hommes, 34 femmes et un garçon, dont la grande majorité sont attribuées aux forces armées russes et aux groupes armés affiliés.

Les militaires russes ont arrêté Anatolii Shevchenko, un habitant de Yahidne âgé d’une quarantaine d’années, le 4 mars. Son voisin l’a vu au moment de son arrestation, puis de nouveau plus tard alors qu’il était assis, menotté, sur le sol en ciment près de l’école où d’autres habitants arrivaient pour se réfugier dans le sous-sol de l’établissement. Pendant un mois, les forces russes ont utilisé cette école comme base. Les membres de la famille de Shevchenko ont dit au voisin, qui les voit régulièrement, qu’ils n’avaient reçu aucune nouvelle de lui.

Le 4 mars, vers 15h00, cinq soldats russes ont arrêté Nykyta Buzinov, 24 ans, chauffeur de taxi à Tchernihiv, à son domicile dans la ville de Mykhailo-Kotsiubynske. Son oncle, Borys Buzinov, qui était chez lui à ce moment-là, a déclaré que les soldats avaient vérifié les téléphones de tout le monde et avaient vu que Nykyta avait fourni des informations aux forces ukrainiennes. Les soldats ont d’abord emmené Buzinov et sa petite-amie, Katya, puis sa mère et son oncle, à une clinique vétérinaire proche, où les forces russes avaient installé leur campement.

Plus tard ce soir-là, les militaires russes ont remis tout le monde en liberté, sauf Buzinov, affirmant qu’ils voulaient lui parler et le relâcheraient plus tard. Le campement a été déplacé le lendemain et Buzinov n’a pas été revu depuis lors. Borys Buzinov a essayé de localiser Nykyta depuis son arrestation et a parlé à des membres de diverses unités russes qui ont été stationnées à Mykhailo-Kotsiubynske en mars, mais il n’a pu obtenir aucune information sur le sort de son neveu.

Natalia Tarashenko, 48 ans, et son mari, Mykola Sadovyi, 47 ans, résidant à Krasne, dans la région de Tchernihiv, se sont installés dans la maison de sa mère de l’autre côté de la ville car leur propre domicile était proche de positions de l’armée ukrainienne sur la route principale. Son mari est resté pour s’occuper de la maison et de leurs animaux domestiques. Le 9 mars, l’enfant de leur voisin est venu voir Natalia pour lui dire que son mari n’avait pas été vu depuis deux jours.

Sadovyi avait dit au voisin le 7 mars qu’il avait épuisé ses médicaments pour le cœur et prévoyait d’aller à Tchernihiv à bicyclette pour en racheter. Il était accompagné de son ami, Kostya Sivko, qui a lui aussi disparu le même jour. Ils craignent que les forces russes ne les aient capturés. Bien que Krasne soit resté sous contrôle ukrainien, pour aller à Tchernihiv, les deux hommes devaient emprunter des routes contrôlées par les forces russes, franchir des postes de contrôle russes et aussi traverser Yahidne, qui était alors sous contrôle russe.

Le 10 mars, Serhii Molosh, 39 ans, et son ami Vitalii Kulik, étaient portés manquants dans leur village de Ryzhyky, à environ 22 kilomètres au nord de Tchernihiv, et l’on craint qu’il n’aient été capturés. La mère de Serhii, âgée de 69 ans, a déclaré que les deux hommes étaient partis à pied de jour pour aller acheter de la viande au village de Riabtsi, situé à 2,5 kilomètres. Ils ne sont jamais arrivés à Riabtsi et on est sans nouvelles d’eux depuis lors. Les villageois n’ont eu connaissance d’aucun tir d’artillerie dans ces deux villages, ni sur la route qui les relie. Les forces russes contrôlaient totalement la zone où se situent Ryzhyky et Riabtsi, et des blindés russes patrouillaient les routes entre ces deux villages et menant à d’autres villages proches.

Détention illégale dans des conditions inhumaines et dégradantes

Human Rights Watch a documenté de nombreux cas dans lesquels les forces russes ont raflé et illégalement détenu des civils dans des conditions insalubres et suffocantes, restreignant leur accès à de la nourriture, à de l’eau et à des toilettes. La Quatrième Convention de Genève s’applique à tous les civils, qui sont considérés comme personnes protégées quand ils sont sous le contrôle de forces belligérantes ou occupantes. Les Conventions de Genève n’autorisent l'internement ou l’assignation à résidence de personnes protégées que pour des « raisons impératives de sécurité », et comme mesure de dernier ressort. Dans les cas étudiés, Human Rights Watch n’a trouvé aucun élément pouvant fonder la détention de civils. L’interdiction de la torture et des autres formes de mauvais traitement est absolue au regard à la fois des lois de la guerre et du droit international en matière de droits humains.

Région de Tchernihiv

Yahidne

Les forces russes sont entrées dans Yahidne, petit village situé à 15 kilomètres au sud de Tchernihiv, début mars, après plusieurs jours de pilonnage d’artillerie. Pendant 28 jours, elles ont détenu plus de 350 civils, soit presque la totalité de la population, dans le sous-sol de l’école du village dépourvu de ventilation et dans des conditions d’extrême surpeuplement et insalubrité. Elles ont strictement limité les possibilités pour les gens de quitter ce sous-sol, même pour de courtes périodes, les privant arbitrairement de leur liberté. Soixante-dix de ces civils étaient des enfants, dont cinq étaient en bas âge. Pendant cette période, 10 personnes sont mortes, toutes âgées.

Image satellite enregistrée le 10 mars 2022, montrant le village de Yahidne dans le nord de l’Ukraine. On y voit des dizaines de véhicules militaires blindés (carrés et rectangles oranges), près d’une école convertie en base militaire par les forces russes lors de leur occupation de ce village. Elles ont détenu plus de 350 villageois dans le sous-sol de cette école pendant près d’une mois. © 2022 Maxar Technologies (image satellite)/HRW

Le 3 mars, les forces russes ont rassemblé les villageois ou leur ont ordonné de rejoindre ce sous-sol, prétendument pour leur propre sécurité. Certains ont refusé et ont eu l’autorisation de rester chez eux car ils étaient malades ou prodiguaient des soins médicaux à quelqu’un. Les forces russes ont fait de l’école une base militaire, mettant ainsi en danger les villageois qu’elles y détenaient.

Human Rights Watch s’est entretenu avec 13 personnes qui ont été détenues dans ce sous-sol, lequel consistait en deux vastes pièces et une série de six pièces plus petites. Elles ont affirmé que lors des premiers jours, les soldats russes n’ont pas une seule fois ouvert la porte et que par la suite, ils ne l’ouvraient qu’une fois par jour, autorisant les personnes détenues à sortir irrégulièrement pour aller aux toilettes dehors et pour faire de la cuisine sur des feux de bois, et parfois permettant à certains détenus d’aller chez eux chercher de la nourriture à rapporter au sous-sol. Elles ont décrit les conditions étouffantes dues au manque d’air, l’absence d’espace pour bouger ou s’étendre, et l’obligation d’utiliser des seaux en guise de toilettes. Beaucoup sont tombées malades.

Certains villageois se sont rendus volontairement au sous-sol, car ils craignaient la poursuite du pilonnage d’artillerie. D’autres ont été directement forcés à s’y rendre. Olha Volodymyrivna a déclaré que le 3 mars, trois soldats russes étaient venus à son domicile, avaient passé à tabac et roué de coups de pied son mari, Volodymyr, 63 ans, sous ses yeux, avaient détruit son téléphone et les avaient enfermés tous les deux dans leur cave indépendante pendant deux jours, tandis que les soldats vivaient dans la maison. Le troisième jour, ils ont ordonné à ce couple de se rendre dans le sous-sol de l’école.

Le 3 mars, Volodymyr Ivashchenko était réfugié au sous-sol de son logement avec sa femme, sa belle-mère, sa fille et son petit-fils de 3 ans, quand cinq soldats ont frappé à la porte du sous-sol et ordonné à tout le monde de sortir. La belle-mère d’Ivashchenko, âgée de 70 ans, qui marchait à l’aide d’une canne, est restée à l’intérieur. Ivashchenko a expliqué aux soldats qu’elle avait du mal à marcher. Elle n’a quitté ce sous-sol qu’après qu’un des soldats eut menacé de lancer la grenade qu’il tenait à la main si elle ne sortait pas. Le lendemain, Ivashchenko et sa famille sont allés s’installer dans le sous-sol de l’école. Il a ainsi décrit les conditions :

C’était humide et tout le monde toussait. Il n’y avait pas assez d’air…. Il y avait des centaines de personnes [et] aucun endroit pour dormir, nous avons été enfermés là pendant des jours, utilisant des seaux comme toilettes. Imaginez être assis sur une chaise pendant des semaines, sans même un espace pour s’étendre.

Une femme de Yahidne a déclaré:

La pièce n’était pas éclairée. Nous ne pouvions nous asseoir que sur de petites chaises d’enfants ou des petits bancs. Notre bébé était assis et dormait sur nos genoux. L’air était plein de poussière et sentait la chaux qui couvrait les murs. … Au bout d’une semaine, tout le monde toussait fortement. Presque tous les enfants avaient de fortes fièvres, des spasmes à cause de leur toux et vomissaient. Nous essayions de ne pas nous déplacer inutilement, car les gens étaient assis de manière si compacte qu’on ne pouvait bouger que latéralement…

Nous essayions de ne pas boire beaucoup car il n’y avait pas assez d’eau, et nous craignions que les soldats ne nous laissent pas utiliser la … petite toilette dehors. Ils … [les soldats] ne nous ont pas donné de nourriture pendant les premiers jours. … Après cela, ils ont autorisé certains d’entre nous à aller à leur domicile chercher de la nourriture. Ils nous ont permis d’allumer un feu près de la sortie et de cuisiner pour nous-mêmes. Nous avons pu produire environ un demi-litre de nourriture [cuite] pour deux personnes.

Elle a également affirmé que les militaires russes n’avaient pas autorisé un homme de 63 ans atteint d’un cancer, pour qui la position assise était douloureuse, à rentrer chez lui. Ils ont dit que s’il tenait tant à atténuer ses douleurs, il pouvait « se pendre ». Certaines personnes ont eu des escarres à force d’être constamment assises. Vers le 20 mars, plusieurs enfants et adultes ont présenté des symptômes de varicelle et des infections secondaires après s’être grattés.

Halyna Talochina, qui a passé près d’un mois dans le sous-sol de l’école de Yahidne, a déclaré que pour garder la notion du temps, elle avait, en compagnie d’une autre femme, dessiné un calendrier à la craie sur une des portes du sous-sol. Du côté droit de la porte, elle a dressé une liste des personnes qui mouraient, 10 au total, notant la date de leur décès, et sur la gauche, une liste de personnes, 7 au total, qui étaient abattues ou victimes de disparition forcée.

Talochina a précisé que sur les 10 personnes décédées, 2 étaient mortes chez elles quelques jours après avoir été autorisées à partir par les soldats russes à cause de la détérioration rapide de leur santé. Parmi les huit personnes qui sont mortes dans le sous-sol, figure Nadiia Buchenko, la belle-mère d'Ivashchenko. Celui-ci a déclaré :

Imaginez rester assise sur une chaise pendant des semaines. Pas de place pour s’étendre et pas assez d’air. Ses jambes ont commencé à enfler et sa pression sanguine a fortement baissé. Nous n’avions pas de médicaments et ne pouvions pas partir. Elle est morte le 28 mars. Son corps a été placé dans la chaufferie et deux jours plus tard, les soldats russes m’ont autorisé à … aller l’enterrer au cimetière.

Certains anciens détenus étaient toujours hospitalisés quand Human Rights Watch leur a rendu visite le 17 avril, pour diverses affections contractées lors de leur internement.

Parmi eux, se trouvait la femme d’Ivashchenko, Liubov, 50 ans, qui est allée à l’hôpital le 31 mars, jour où ils ont été remis en liberté. Ses jambes avaient enflé et elle avait du mal à marcher.

Nova Basan

Mykola Diachenko, 63 ans, chef de l’administration du village de Nova Basan, a passé 26 jours aux mains des forces russes, dans cinq lieux différents dont un bureau de poste, un entrepôt, une cantine d’été et une cave.

Les militaires russes ont arrêté Diachenko le 5 mars à son domicile, en même temps que son adjoint. Diachenko a déclaré que les soldats russes avaient raflé tous les hommes de sa rue au moment où ils prenaient le contrôle du village. Il a déclaré:

Ils ont exigé que nous prenions des vêtements et les suivions. J’ai demandé si je pouvais prendre mes gouttes pour les yeux, [ils ont dit que] je n’en aurais plus besoin. J’ai cru qu’ils savaient que j’étais le chef du village et qu’ils allaient me tuer.

L’un des lieux de détention était une cave souterraine, de pas plus de neuf mètres carrés, avec 20 détenus, des hommes de 22 à 65 ans. Ils y ont passé deux jours, avec la porte verrouillée. Les gens ont commencé à suffoquer. Diachenko a déclaré : « Nous avons commencé à taper sur la porte, implorant que [quelqu’un] l’ouvre et nous laisse respirer. Ultérieurement, les soldats ont laissé la porte entr’ouverte pour laisser passer un peu d’air. » Les hommes à l’intérieur n’ont reçu aucune nourriture, seulement deux litres d’eau à partager entre 20 personnes.

Novyi Bykiv

Le 24 mars, sept ou huit soldats russes sont venus au domicile de Volodymyr Zhadan à Novyi Bykiv, ont tiré des coups de feu en l’air et exigé qu’il leur remette son téléphone. Zhadan, 64 ans, a déclaré :

J’étais en sous-vêtements. … Ils ont commencé à me frapper [à coups de crosse de fusil], m'ont projeté au sol et se sont mis à me donner des coups de pied dans le ventre, dans les jambes, dans le dos, réclamant mon téléphone. …Puis ils m’ont bandé les yeux et menotté dans le dos et m’ont emmené. Ils ne m’ont permis de mettre que des pantoufles et une veste, pas de pantalon.

Zhadan a affirmé qu’il avait été emmené, avec deux voisins, au sous-sol de l’école maternelle du village. « Ils nous ont enlevé nos bandeaux mais nous étions totalement dans le noir », a-t-il dit. « Nous avons passé la nuit là, frigorifiés et dans une totale obscurité. » Le lendemain matin, les soldats russes lui ont donné un pantalon, lui ont de nouveau bandé les yeux et l’ont emmené pour l’interroger à l’école du village, située à côté. Après avoir été remis en liberté, Zhadan a constaté dans la soirée que son domicile avait été saccagé et pillé.

Le 24 mars, les soldats ont arrêté un villageois de Novyi Bykiv âgé de 66 ans, parce qu’ils ont constaté qu’il avait un téléphone cellulaire. Ils l’ont emmené dans une petite chaufferie dans le centre du village, où se trouvaient déjà une vingtaine de personnes. Au coin à droite, il y avait une fosse de plusieurs mètres de profondeur. Les soldats l’ont jeté dans cette fosse, où il a passé cinq nuits avec quatre autres détenus. Il a affirmé qu’il n’avait été autorisé à aller aux toilettes que trois fois pendant ces cinq jours, qu’on ne leur avait donné aucune nourriture et seulement une bouteille de limonade par jour pour les cinq hommes. « L’un des détenus était menotté pendant tout ce temps ; ses mains étaient enflées », a dit ce villageois.

Région de Kiev

Dymer

Après le début de l’offensive russe le 24 février, Ihor Zyrianov, un coiffeur de Kiev âgé de 58 ans, s’est réfugié dans sa résidence d’été à Bohdany, un village à environ 80 kilomètres au nord, en compagnie de sa femme et de leur fille de 12 ans. Au matin du 21 mars, Zyrianov et cinq amis, dont deux femmes, se sont réunis au domicile de son voisin, Pavlo Rudik, 47 ans, parce qu’il avait une connexion à l’internet. Bientôt, six soldats russes, portant des masques, sont arrivés en véhicule blindé. Ils ont ordonné à tout le monde de sortir, ont vérifié leurs documents et ont volé 11 000 dollars que Zyrianov affirme avoir placés dans une chemise contenant son passeport.

Les soldats ont confisqué les deux véhicules garés dans la cour, en ont enlevé les plaques minéralogiques et ont tagué dessus un « V », l’un des symboles russes de soutien au conflit en Ukraine. Ils ont bandé les yeux des quatre hommes, les ont menottés derrière le dos avec des cordelettes en plastique et les ont entassés dans les coffres des deux voitures. Ils ont fait monter les deux femmes à l’arrière d’une des voitures et ont emmené les six personnes à une usine de fabrication de fenêtres située à environ 30 minutes de là, dans la ville de Dymer.

Là-bas, ils ont été placés dans une pièce de 40 mètres carrés que Zyrianov a décrite comme une station de compression avec une grande pompe à air industrielle au milieu. Les six amis y ont passé trois jours internés. Au moins 30 autres personnes étaient déjà dans cette pièce quand ils sont arrivés et leur nombre total a grimpé à 49 à la fin de la journée. Zyrianov a indiqué que les détenus étaient âgés de 17 à 73 ans, qu’au moins huit avaient 17 ou 18 ans et qu’un jeune homme était détenu là depuis deux semaines quand ils sont arrivés.

Zyrianov et Rudik, interrogés séparément, ont tous deux déclaré qu’il y avait très peu de lumière dans la pièce. Il y avait deux seaux pour servir de toilettes, une bouteille d’eau de 20 litres avec un tuyau pour boire et tout le monde, sauf les femmes, avait un bandeau sur les yeux et les mains menottées avec des cordelettes en plastique.

Zyrianov a déclaré :

Il y avait un petit trou dans la porte, qui laissait passer assez de lumière pour que nous sachions si c’était le jour ou la nuit. Les gens dormaient et s’asseyaient sur le sol, sur des seaux en plastique ou sur des chiffons, pas de lits … Il n’y avait pas assez de place pour que tout le monde s’étende, donc nous dormions à tour de rôle. On nous donnait de la nourriture une fois par jour... Une fois il y avait de l’orge, une fois des pâtes, et une fois une sorte de riz bouilli. Nous… avons appris comment desserrer les cordelettes en plastique quand la porte était fermée et nous relevions nos bandeaux quand les soldats russes n’étaient pas là.

Le 23 mars, un officier russe a dit aux détenus qu’ils allaient être relâchés par groupes. Zyrianov, Rudik et leurs quatre amis étaient dans le deuxième groupe, avec trois autres personnes. Ils ont été amenés, yeux bandés et menottés, au centre de Dymer vers 16h00. Zyrianov a affirmé que les soldats russes leur avaient dit qu’ils seraient tués sur place s’ils étaient de nouveau capturés.

En retournant chez eux, les deux hommes ont découvert que leurs domiciles avaient été pillés. Rudik a précisé que parmi les choses volées figuraient une voiture, la bague de mariage de sa femme, un générateur, des outils, des hauts-parleurs Bluetooth, environ 30 000 dollars en liquide et une montre d’une valeur de 22 000 dollars.

Tortures et autres mauvais traitements

Dymer

Zyrianov et Rudik ont décrit les abus qu’ils ont subis lors de leurs trois jours de détention à l’usine de fabrication de fenêtres. Zyrianov a dit que le premier jour, le 21 mars, les soldats russes avaient confisqué leurs téléphones et exigé les codes d’accès. Chaque jour, des soldats les interrogeaient, un par un, pendant 10 à 15 minutes chacun, dans une pièce proche. Il a indiqué que les soldats avaient donné des surnoms à tous les détenus et que le sien était « l’Américain », à cause de la présence de visas des États-Unis dans son passeport.

Il a été interrogé, les yeux bandés, trois fois, sur les lieux où il avait fait son service militaire et sur les raisons de ses voyages aux États-Unis. Les soldats l’ont frappé deux fois à coups de crosse de fusil quand ils n’aimaient pas ses réponses. Zyrianov a indiqué qu’il avait été relativement épargné, par rapport à d’autres : « Ils utilisaient des ‘électrochocs’ et passaient à tabac certains détenus. Nous entendions les cris. »

Rudik a affirmé que les soldats l’avaient interrogé deux fois et lui avaient fait subir un simulacre d'exécution :

J’étais assis les yeux bandés et menotté. Ils m’ont dit que c’était fini pour moi. Ils ont mis le canon d’un fusil contre ma tête, l’ont armé et j’ai entendu trois coups de feu. J’entendais les douilles tomber sur le sol. …Ils m’ont dit qu’ils ne me rateraient pas la prochaine fois si je ne leur disait pas tout … si j’avais participé aux événements de Maidan [les manifestations de 2013 à Kiev] ou si j’avais combattu dans la guerre de 2014. La deuxième fois qu’ils m’ont interrogé, ils ont utilisé un appareil à électrochocs sur moi. Ils me l’ont appliqué derrière la tête. C’était très douloureux.

Rudik a déclaré qu’à la mi-avril, plus de 40 personnes qui avaient été détenues à l’usine de fenêtres étaient toujours portées disparues. Rudik et Zyrianov ont indiqué que le 14 avril, deux autres détenus – un chauffeur bénévole de la Croix-Rouge et un infirmier – étaient toujours manquants après cette épreuve. Dans un reportage diffusé le 27 avril par CNN sur le site de détention de l’usine de fenêtres, les journalistes ont interrogé Volodymyr Khrapun, un ancien détenu que les militaires russes ont transféré de force en Russie, avec des dizaines d’autres personnes détenues dans cette usine. Khrapun semble être le chauffeur de la Croix-Rouge décrit par d’autres détenus et il déclare à CNN qu’il a été libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers.

Nova Basan

Mykola Diachenko, le chef du village de Nova Basan, a déclaré que sur l’un des cinq sites où il a été détenu, les soldats russes l’ont amené dehors avec d’autres détenus. Ils leur ont bandé les yeux et ont exigé qu’ils coopèrent s’ils voulaient survivre. Diachenko a alors entendu des coups de fusil, pensant que quelqu’un venait d’être exécuté. Ils l’ont également menacé de le pendre par les pieds, de lui poignarder les doigts et de l’empaler sur un poteau de bois pour qu’il « meure dans d’intenses douleurs. » À son cinquième site de détention, une petite cantine d’été pleine de détenus, les soldats ont menacé de leur jeter une grenade. « J’étais sûr que je ne survivrais pas à cette détention », a déclaré Diachenko. Lui et ses compagnons de détention ont été remis en liberté après le départ des forces russes du secteur.

À Nova Basan, Human Rights Watch s’est entretenu avec un villageois qui était membre d’une unité locale de défense territoriale, des groupes para-militaires de résistance ukrainiens contre l’invasion russe. Le 19 mars, une quinzaine de militaires russes sont arrivés dans un véhicule blindé et ont capturé ce villageois et son fils de 25 ans, qui était lui aussi un membre actif de la résistance, pointant leurs armes sur eux. Ils les ont fait s’agenouiller, tout en tirant en l’air, leur ont lié les mains derrière le dos et leur ont ordonné de leur montrer où ils avaient caché leurs fusils.

Les soldats ont emmené le fils dans leur sous-sol et lui ont fait creuser le sol pour déterrer des fusils. Ils ont alors bandé les yeux du villageois, l’ont fait monter dans un véhicule blindé et l’ont emmené à une ferme. « Ils m’ont fait asseoir sur une chaise », a-t-il dit. « Je leur ai dit que je leur avais donné toutes les armes que j’avais, mais quelqu’un m’a alors donné un coup de pied derrière la tête, et je suis tombé. »

Les soldats l’ont relâché le lendemain, l’ont arrêté de nouveau le 12 mars et l’ont détenu jusqu’au 31 mars. Ils l’ont ramené à la ferme et ont menacé de lui couper les mains ou de l’écraser sous un char s’il ne leur donnait pas davantage d’informations sur la résistance.

Le villageois a affirmé qu’un soldat lui avait lié les mains par devant avec de la cordelette en plastique et les avait reliées à un câble suspendu au plafond, tirant ses mains vers le haut, tandis que la pointe de ses pieds touchait le sol. Il a dit que le seul moyen d’éviter la douleur était de se tenir sur la pointe des pieds. Il a été maintenu dans cette position pendant deux à trois heures. Il a été libéré après le départ des forces russes de Nova Basan.

Hostomel (région de Kiev)

Oleksander Novichenko, 35 ans, a évacué sa mère d’Hostomel, mais est resté sur place pour nourrir ses animaux domestiques et ceux de ses voisins. Dans l’après-midi du 27 mars, alors qu’il fermait le portail de ses voisins, un soldat russe l’a capturé, lui a lié les mains derrière le dos avec de la cordelette en plastique, lui a bandé les yeux et l’a poussé vers un sous-sol, où pendant deux jours des soldats l’ont interrogé à plusieurs reprises et lui ont fait subir des électrochocs.

« La cordelette était si serrée que mes poignets étaient enflés », a-t-il dit. « J’avais une plaie ouverte au genou, et c’est là qu’ils me donnaient les chocs … Je hurlais de douleur, leur disant que je ne savais rien, mais ils continuaient à me donner des électrochocs. » Au bout de deux jours, les soldats lui ont recouvert la tête d’un sac noir et l’ont libéré dans le village.

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