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11 juin 2022

Madame la Ministre de l’Intérieur,

Objet : Accord de partenariat entre le Royaume-Uni et le Rwanda en matière d’asile et expulsions vers le Rwanda

Nous vous écrivons pour vous faire part de nos vives inquiétudes concernant le projet du gouvernement britannique d’expulser vers le Rwanda les personnes qui demandent l’asile au Royaume-Uni en empruntant des voies irrégulières, conformément à l’Accord de partenariat en matière d’asile (Asylum Partnership Arrangement), et pour demander instamment au gouvernement d’annuler ce projet et de ne pas procéder aux premiers renvois, prévus pour le 14 juin 2022.

Les demandeurs d’asile envoyés au Rwanda seront examinés dans le cadre du système d’asile rwandais et, s’ils sont reconnus comme réfugiés, se verront accorder le statut de réfugié dans ce pays, le Rwanda se chargeant par ailleurs des demandes rejetées. Par principe, de telles expulsions et le refus d’accès à l’asile sur son propre territoire constituent une renonciation claire aux responsabilités et obligations internationales du Royaume-Uni envers les demandeurs d’asile et les réfugiés. Le Royaume-Uni cherche à transférer intégralement ses responsabilités en matière d’asile à un autre pays, une approche qui va à l’encontre de l’objet et du but de la Convention de 1951 sur les réfugiés (convention que le Royaume-Uni a contribué à rédiger) et des engagements de ce pays en matière de partage des responsabilités en la matière au niveau mondial, et qui menace le régime international de protection des réfugiés.

Le Rwanda ne peut être considéré comme un pays tiers sûr où envoyer des demandeurs d’asile. Human Rights Watch et d’autres acteurs, notamment le gouvernement des États-Unis, ont régulièrement fait état des graves violations des droits humains au Rwanda. Le gouvernement britannique en est conscient puisque, pas plus tard que l’année dernière, il a lui-même dénoncé le bilan du Rwanda en matière de droits humains lors de son examen périodique universel au Conseil des droits de l’homme, en exhortant « le Rwanda à donner l’exemple sur les valeurs du Commonwealth que sont la démocratie, l’État de droit et le respect des droits de l’homme ». Le Rwanda a fait l’objet de vives critiques de la part de plusieurs pays dans toutes les régions du monde.

Depuis 1994 et le génocide rwandais, Human Rights Watch surveille, documente et évalue la situation des droits humains dans ce pays. À ce jour, de graves violations des droits humains continuent de se produire au Rwanda, telles que la répression de la liberté d’expression, la détention arbitraire, les mauvais traitements et la torture par les autorités rwandaises. Cette situation remet en question et compromet gravement l’évaluation du gouvernement britannique, selon laquelle le Rwanda est un pays sûr pour les demandeurs d’asile et les réfugiés, comme l’indiquent ses notes d’information et de politique nationale et son étude d’impact comparatif récemment publiées.

Détention arbitraire de personnes pauvres et vulnérables

La détention arbitraire, les mauvais traitements et la torture dans des lieux de détention officiels et non officiels sont monnaie courante au Rwanda. Depuis 2010, Human Rights Watch a largement documenté le recours à la détention illégale et à la torture dans des maisons sécurisées et d’autres installations, telles que le camp militaire de Kami et le centre de transit de Kwa Gacinya et de Gikondo, et a demandé leur fermeture. Les rafles, détentions arbitraires et mauvais traitements infligés à Gikondo par les autorités rwandaises aux enfants des rues, aux vendeurs de rue, aux travailleurs du sexe, aux sans-abri et aux mendiants ont été largement documentés par Human Rights Watch depuis 2006, et condamnés par le Comité des droits de l’enfant des Nations unies en février 2020. Le gouvernement britannique reconnaît dans son évaluation du Rwanda qu’il existe bien des informations sur des personnes détenues arbitrairement et décrites comme des « délinquants », mais note que ces informations remontent à notre rapport de 2020 sur la détention abusive des enfants des rues au Rwanda. Compte tenu de notre expérience et de notre connaissance de cette question, que nous suivons depuis plus de 15 ans, et des preuves irréfutables accumulées sur le comportement des autorités, nous ne doutons pas qu’il existe un risque réel que les pauvres et autres personnes accusées de comportements « déviants », notamment les demandeurs d’asile, soient soumis à des types d’abus similaires.

Violations de la liberté d’expression, détention arbitraire et torture

Le gouvernement britannique affirme que, nonobstant certaines restrictions à la liberté d’expression ou à la liberté d’association, il est peu probable que les demandeurs d’asile envoyés au Rwanda courent un risque réel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le gouvernement déclare qu’après avoir consulté des sources et examiné des documents en accès libre, il est convaincu que les demandeurs d’asile ou les réfugiés ne sont pas spécifiquement visés. Le gouvernement rejette sommairement les preuves que des réfugiés ont effectivement été maltraités et affirme que cela « ne semble pas être une situation courante ou qui se répète régulièrement ». Une telle évaluation déforme la réalité de ce qui se passe au Rwanda, où des réfugiés ont subi des abus pour avoir protesté pacifiquement contre leurs conditions. En 2018, au moins douze réfugiés de la République démocratique du Congo sont morts après que la police a tiré à balles réelles sur des réfugiés non armés qui protestaient contre une réduction de leurs rations alimentaires. La police rwandaise a arrêté plus de 60 réfugiés et les a jugés pour participation à des manifestations illégales, rébellion et diffusion de fausses informations visant à créer une « opinion internationale hostile » envers le Rwanda, une infraction punie par le Code pénal rwandais. Comme l’a résumé un réfugié burundais vivant au Rwanda, « la vie au Rwanda est acceptable tant que vous gardez le silence ».

Nous sommes profondément préoccupés par le fait que les demandeurs d’asile risquent d’être victimes d’abus s’ils parlent de leur traitement ou de leurs conditions de vie au Rwanda, ou qu’ils pourraient être contraints à s’autocensurer, notamment devant le comité de suivi envisagé dans le cadre de l’Accord de partenariat en matière d’asile. Les espaces dédiés à l’opposition politique, à la société civile et aux médias sont restreints, le gouvernement rwandais continuant à étouffer les voix dissidentes et critiques et à cibler les personnes perçues comme une menace pour le gouvernement, ainsi que les membres de leurs familles. En mars 2022, nous avons fait état de la poursuite des persécutions à l’encontre de journalistes et commentateurs des réseaux sociaux, notamment la disparition, l’arrestation ou les menaces visant plusieurs critiques de premier plan, membres de l’opposition et commentateurs qui ont recours aux réseaux sociaux ou à YouTube pour s’exprimer.

Le 30 mai, un célèbre commentateur, emprisonné pour avoir critiqué le parti au pouvoir au Rwanda, a déclaré à la justice qu’il était torturé, battu et privé de sommeil en prison. Le juge a ignoré ces allégations et n’a ordonné aucune enquête à leur sujet, comme c’est souvent le cas au Rwanda. Auparavant, en mars 2021, Human Rights Watch avait documenté la pratique constante des menaces, poursuites et disparitions suspectes de personnes s’exprimant sur des sujets d’actualité et critiquant les politiques publiques.

Manque d’indépendance du système judiciaire et absence d'enquêtes sur les abus

Le système judiciaire rwandais souffre d’un manque d’indépendance, dû à la manipulation du système judiciaire par le gouvernement, et les normes de procès équitable sont régulièrement bafouées, en particulier dans les affaires politiquement sensibles. Human Rights Watch a suivi plusieurs procès dans lesquels les accusés ont déclaré avoir été torturés pour signer des aveux après leur arrestation, ou affirmé que leurs communications privilégiées avec leur avocat étaient interceptées. À chaque fois, les juges n’ont pas ordonné d’enquête sur ces allégations.

Le gouvernement rwandais omet systématiquement de mener des enquêtes efficaces sur les allégations d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées, de décès en détention, de détention arbitraire, de torture et de mauvais traitements, ou de poursuivre les auteurs présumés de ces actes. Cette situation n’est pas surprenante et il est peu probable qu’elle change, étant donné les preuves crédibles de l’implication des forces de sécurité de l’État dans ces abus. Cette situation a créé un climat de peur au sein de la population et d’impunité pour les auteurs d’abus. Les autorités n’ont notamment pas mené d’enquête crédible et n’ont pas veillé à ce que les responsables de la mort en garde à vue du célèbre activiste et chanteur Kizito Mihigo soient amenés à rendre des comptes. Dans de nombreux cas, les autorités rwandaises ont fait activement obstruction à la justice en menaçant les victimes et les témoins pour les empêcher de demander justice.

Malgré la persistance de tels abus, le gouvernement britannique affirme qu’il existe un droit de recours concret et effectif au Rwanda. Étant donné le contexte politiquement sensible de l’accord entre les gouvernements britannique et rwandais, et les antécédents du Rwanda, il est peu probable que les autorités rwandaises enquêtent efficacement sur la moindre allégation de mauvais traitement des demandeurs d’asile, ou que le système judiciaire soit suffisamment indépendant pour permettre le nécessaire contrôle des actions du gouvernement et pour en rendre compte.

Nous avons aussi de sérieux doutes quant à la capacité du comité de suivi à surveiller efficacement les atteintes aux droits humains. En 2018, le sous-comité des Nations unies pour la prévention de la torture a été contraint d’annuler sa visite au Rwanda – une première en la matière – en invoquant l’obstruction des autorités et la crainte de représailles contre les personnes interrogées. Ils ne sont pas revenus depuis.

Abus contre des personnes LGBT et risques auxquels elles sont soumises

En 2021, nous avons  documenté la manière dont les autorités ont détenu arbitrairement, harcelé, insulté et battu neuf personnes transgenres ou homosexuelles au centre de transit de Gikondo à Kigali. Les personnes interrogées ont déclaré avoir été prises pour cible en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre et avoir été plus mal traitées que les autres détenus. Les policiers ou les gardes les ont accusées d’être des sans-abris, des voleurs ou des délinquants et les ont détenues dans une pièce réservée aux hommes « délinquants ». Dans la pratique, les lesbiennes, les gays, les bisexuels et les transsexuels sont stigmatisés au Rwanda. Dans ces conditions, les demandeurs d’asile et réfugiés qui ont ce profil sont particulièrement exposés. Pourtant, le gouvernement britannique a affirmé que le traitement des personnes fondé sur leur orientation sexuelle et leur identité ou expression de genre n’est pas suffisamment grave au Rwanda pour constituer un risque réel de mauvais traitement contraire à l’article 3, tout en notant que la situation peut être différente pour les personnes transgenres.

Évaluation du Rwanda comme pays sûr

Nous avons examiné attentivement les détails de l’Accord de partenariat en matière d’asile et nous ne savons toujours pas comment le gouvernement britannique a procédé à son évaluation et est parvenu à la conclusion que le Rwanda répond aux critères d’un pays tiers sûr vers lequel il serait possible d’expulser les demandeurs d’asile. Ce constat est d’autant plus préoccupant que la dissidence et les voix critiques sont étouffées et que la société civile et les médias indépendants sont victimes de harcèlement, d’attaques et de menaces, ce qui les conduit dans certains cas à l’autocensure. Cela remet en question la crédibilité de l’évaluation du gouvernement.

Sur la base de ses recherches dans le pays et des preuves exposées ci-dessus, Human Rights Watch est d’avis que le Rwanda n’est pas un pays tiers sûr et que, compte tenu du contexte, il n’y a aucun moyen de mettre en œuvre un suivi efficace pour s’assurer que les demandeurs d’asile qui sont expulsés vers ce pays ne sont pas victimes de violations de leurs droits humains.

Nous vous remercions de votre attention et vous prions d’agréer, Madame, l’expression de nos sentiments distingués.

Yasmine Ahmed
Directrice pour le Royaume-Uni
Human Rights Watch

Lewis Mudge
Directeur pour l’Afrique centrale
Human Rights Watch

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