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Ukraine : Un missile russe a tué des civils dans un centre commercial

Il faut enquêter sur cette attaque à Krementchouk en tant que crime de guerre potentiel

Le site d’un centre commercial à Krementchouk, en Ukraine, suite à l’attaque lors de laquelle ce centre a été touché par un missile russe le 27 juin 2022. Photo prise le 28 juin 2022. © 2022 Giorgi Gogia/Human Rights Watch

(Poltava) – Les forces arméesrusses ont tiré un missile qui a frappé un centre commercial dans la ville de Krementchouk, dans le centre de l’Ukraine, le 27 juin 2022. Cette attaque a fait au moins 18 morts parmi les civils, selon les autorités locales, et des dizaines de blessés, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le 29 juin, 36 personnes étaient encore portées disparues, alors que les opérations de secours se poursuivaient.

Un responsable du ministère russe de la Défense a affirmé que le centre commercial était fermé au moment de l’attaque. Il a aussi affirmé que l’incendie qui l’a ravagé s’y est propagé après l’explosion de munitions fournies par des pays occidentaux, et que cette explosion avait été causée par une frappe des forces russes sur un complexe industriel jouxtant le centre commercial. Ces deux affirmations sont manifestement fausses.

« Le missile russe qui a frappé directement un centre commercial civil le 27 juin, alors que ce centre était ouvert et fréquenté par de nombreuses personnes , a causé des pertes dévastatrices parmi la population civile », a déclaré Yulia Gorbunova, chercheuse senior sur l’Ukraine à Human Rights Watch. « Cet incident devrait faire l’objet d’une enquête en tant que crime de guerre potentiel et, si les autorités russes ne le font pas, la Cour pénale internationale et d’autres organes d’investigation devraient le faire. »

Cratère d'impact d’un missile russe sur le site de l'Usine de véhicules routiers de Krementchouk (Ukraine), située près du centre commercial touché le 27 juin 2022. Photo prise le 29 juin 2022. © 2022 Giorgi Gogia/Human Rights Watch

Le missile a frappé le centre commercial vers 16 heures le 27 juin, le détruisant et endommageant plusieurs véhicules garés sur son aire de stationnement. Quelques minutes plus tard, un second missile a frappé le flanc nord de l’usine de véhicules de Krementchouk Road, un vaste complexe industriel dont les limites sont situées à moins de 40 mètres derrière le centre commercial, dont il est séparé par un mur en blocs de béton. Le second missile a frappé à 450 mètres au nord du point d’impact du premier, creusant un cratère d’environ 16 mètres de large et 5 mètres de profondeur. Quatre caméras de télévision en circuit fermé, qui permettent de surveiller un parc tout proche sous des angles différents, ont saisi l’impact du second missile. L’horodateur des caméras indique que le second missile a frappé à 15h59. Sur l’une des vidéos de ces caméras, le panache de fumée causé par la frappe sur le centre commercial est visible. Un responsable du ministère russe de la Défense a affirmé que les autorités ukrainiennes entreposaient des armes en provenance des États-Unis et des pays européens dans le complexe industriel. Le ministre ukrainien de l’Intérieur a affirmé qu’il n’y avait aucun objectif de nature militaire dans un rayon de cinq kilomètres autour du centre commercial.

Lors d’inspections réalisées sur place les 28 et 29 juin, Human Rights Watch n’a pas trouvé de preuve qui aurait indiqué que le complexe industriel servait de dépôt de munitions.

Contrairement aux affirmations russes, même si certains magasins avaient fermé après le 24 février, le centre commercial était resté ouvert, selon des témoins, des membres du personnel et des clients. Human Rights Watch s’est entretenu avec 15 personnes, parmi lesquelles des blessés hospitalisés, des médecins, des employés de magasins, d’autres témoins et des responsables locaux.

Quatre personnes, interrogées séparément, ont déclaré que vers 16 heures, elles avaient entendu deux explosions à quelques minutes d’intervalle. Elena Guseva, 55 ans, qui travaille dans une épicerie située en face du centre commercial, a indiqué qu’elle avait entendu la sirène d’alarme signalant un raid aérien vers 16 heures, qu’elle avait « prié pour que ce soit une fausse alerte », puis qu’elle était sortie dehors, avant d’entendre une très forte explosion : « J’ai poussé un cri et j’ai sursauté. J’ai soudain ressenti des douleurs à la poitrine et au ventre. Et j’ai vu une épaisse fumée noire au-dessus du centre commercial. »

Une séquence vidéo, provenant d’une caméra en circuit fermé surveillant le complexe industriel situé derrière le centre commercial, a saisi le moment où le premier missile a frappé le centre. L’horodateur de la caméra indique l’instant de la frappe comme étant 3h51m54s de l’après-midi. Un conseiller du président ukrainien Volodymyr Zelensky a rendu publique cette séquence vidéo, dont le lieu exact d’enregistrement a tout d’abord été géolocalisé par Bellingcat, une organisation de journalistes d’investigation, puis confirmée par Human Rights Watch en comparant les points de repère physiques présents sur la vidéo avec des images satellite.

Décombres d’une section de l'Usine de véhicules routiers de Krementchouk (Ukraine), gravement endommagée par le deuxième missile russe qui a frappé cette zone le 27 juin 2022. Photo prise le 29 juin 2022. © 2022 Giorgi Gogia/Human Rights Watch

Human Rights Watch n’est pas actuellement en mesure de confirmer ou de démentir que le complexe industriel a été utilisé à des fins militaires. Cependant, Human Rights Watch a observé son périmètre et la direction de l’établissement a accordé à nos chercheurs l’accès au complexe. Son directeur adjoint, Viktor Shybko, a affirmé que le complexe n’abritait aucun véhicule, équipement ou personnel militaire, et ne produisait que des machines destinées à la production de béton et d’asphalte.

Les chercheurs ont pu accéder sans entraves aux installations, y compris à de nombreux entrepôts, où ils ont vu de grosses machines-outils stationnaires et de vieilles pièces de métal, certaines couvertes de poussière. Ils n’ont trouvé aucun indice de la présence de véhicules militaires, d’armes ou de munitions. Depuis le début de l’invasion russe en février, l’usine n’a pu fonctionner qu’à temps partiel à cause de coupures dans les lignes d’approvisionnement. Le 27 juin, la journée de travail a pris fin à 3h30 de l’après-midi et environ 50 membres du personnel étaient encore sur place quand le missile a frappé. Le personnel de sécurité du site n’est pas militarisé et n’est équipé que de radios et de lampes de poche.

L’adjointe au maire de Krementchouk, Olha Usanova, et Oksana Korlyakova, qui dirige une clinique de soins intensifs, Kremenchutskaya, ont déclaré que sur les 18 personnes tuées, 5 seulement avaient pu être identifiées car les autres cadavres étaient tellement carbonisés qu’une simple identification visuelle était impossible. Après l’attaque, 57 personnes se sont présentées à la clinique pour recevoir des soins médicaux, dont 25 – 15 hommes et 10 femmes – ont dû être hospitalisées. L’une de ces personnes est décédée peu après son arrivée et cinq autres étaient dans un état grave le 28 juin.

Les responsables de l’établissement ont indiqué que la plupart des personnes hospitalisées avaient des traumatismes crâniens et d’autres blessures causées par les effets de souffle et de fragmentation primaire et secondaire d’une explosion. Les secouristes ont envoyé une personne souffrant de graves brûlures dans un hôpital spécialisé.

Un homme hospitalisé avec un traumatisme crânien et d’autres blessures a déclaré qu’il était dans le centre commercial, où il avait perdu connaissance, puis s’était réveillé sous une plaque de béton. Il a ajouté qu’il entendait sa femme, âgée de 43 ans, qui criait tout près. Elle était elle aussi prise sous des débris de béton, avec un bras fracturé en trois endroits : « Alors que nous sortions [du centre commercial] en titubant, elle devait tenir son bras avec son autre bras et on voyait l’os qui affleurait sous la peau. »

Le côté nord du centre commercial de Krementchouk (Ukraine) touché par une frappe russe le 27 juin 2022, photographié le 28 juin 2022. © 2022 Giorgi Gogia/Human Rights Watch

Mykolay, 39 ans, qui a travaillé pendant 10 ans comme consultant dans un magasin d’appareils électroniques du centre commercial, a également été hospitalisé. Il a indiqué avoir entendu une explosion, suivie d’un « bruit assourdissant et traumatisant. » Tout ce dont il se souvient après cela, c’est d’être emmené dehors par ses collègues, dont certains étaient eux-mêmes blessés et ensanglantés : « Un pan du mur était complètement parti et nous sommes tout simplement passés par cette brêche pour sortir. »

Petro, 41 ans, employé d’un autre magasin d’électronique, était assis à l’extérieur du centre avec un collègue, Oleksandr, à attendre que s’arrête la sirène signalant l’alerte aérienne : « J’ai vu un éclair jaune devant mes yeux et une onde de choc m’a projeté à plusieurs mètres, où j’ai heurté des palettes en bois avant de perdre connaissance. » Quand Petro a repris connaissance, il a réalisé qu’il avait de nombreuses coupures et que du sang s’écoulait de son bras droit. Il a été hospitalisé avec un traumatisme crânien et de nombreuses ecchymoses dans le dos et à la tête. Sa main était visiblement enflée et son dos couvert d’hématomes. Son collègue a été hospitalisé avec des fractures aux jambes.

Un spécialiste en informatique, qui était à un kilomètre du centre commercial lorsque le missile a frappé, est allé au centre quand il a entendu l’explosion. Il a vu de nombreux véhicules de secours d’urgence et des personnes qu’on emmenait, les bras et la tête ensanglantés. Il a indiqué qu’il y avait beaucoup de fumée et qu’une odeur de plastique en train de brûler était si forte qu’il avait du mal à respirer et a dû quitter les lieux au bout de 20 minutes.

Les secouristes ont continué de fouiller le site à la recherche de survivants. Human Rights Watch s’est entretenu avec une famille qui a affirmé avoir appelé tous les hôpitaux de la ville, ainsi que la morgue, pour retrouver leur fille, employée du centre commercial, mais en vain.

Image satellite montrant la destruction et les dommages subis par le centre commercial de Krementchouk, en Ukraine, touché par une frappe russe le 27 juin 2022, ainsi que par l'usine de véhicules voisine et des immeubles. Image enregistrée le 28 juin 2022. © 2022 Planet Labs Inc. (image satellite) / HRW (analyse et graphiques)

Human Rights Watch a analysé des images satellite enregistrées avant et après l’attaque. Une image à basse résolution prise le 27 juin à 11h18 du matin montre le centre commercial et le site industriel, tous deux intacts. Une image satellite à haute résolution, prise le lendemain matin, permet de confirmer que l’attaque a frappé au moins deux zones distinctes, réduisant le centre commercial à un tas de décombres et affectant gravement les alentours. Plusieurs voitures ont été détruites et une section du mur qui entoure l’usine voisine a été endommagée. Des débris sont éparpillés dans plusieurs directions.

Le cratère apparu au complexe industriel a été causé par la seconde frappe. Celle-ci a touché le plus vaste entrepôt de production du complexe, ainsi qu’une serre située à côté. L’image satellite montre le cratère et les dommages subis par plusieurs bâtiments alentour. Le toit et la façade nord d’un de ces bâtiments sont gravement endommagés et six bâtiments sont détruits.

Le commandement de l’armée de l’air ukrainienne a identifié les armes utilisées par la Russie lors de ces frappes comme étant des missiles « de croisière » KH-22 (X-22 en cyrillique), tirés par des avions russes. Sur le site du centre commercial, les autorités ukrainiennes ont présenté des fragments qui, ont-elles affirmé, avaient été retrouvés après les frappes. Human Rights Watch n’a pas pu vérifier de manière indépendante la nature des armes utilisées dans ces deux frappes. Le cratère d’impact dans l’usine et les dégâts causés par le souffle de l’explosion au centre commercial sont compatibles avec la détonation d’ogives de près d’une tonne équipées de grosses charges utiles hautement explosives.

Décombres du centre commercial de Krementchouk (Ukraine) qui a été touché par une frappe russe le 27 juin 2022, photographiés le 28 juin 2022. © 2022 Giorgi Gogia/Human Rights Watch

Si les forces russes visaient le complexe industriel, elles devaient ou auraient dû savoir qu’il y avait une importante présence de civils tout près de leur cible. Elles avaient l’obligation de faire une distinction entre ces civils et le centre commercial civil et tout objectif militaire potentiel, et de prendre toutes les précautions possibles pour minimiser les pertes incidentes en vies humaines, les blessures causées aux civils et les dommages aux biens civils.

Ceci inclut de ne pas effectuer de frappe lorsque le risque prévisible de faire des victimes parmi les civils et d’endommager des biens civils dépasse clairement l’avantage militaire concret qu’on en attend. Mener délibérément une attaque lorsque les pertes ou les blessures prévisibles infligées aux civils et les dommages causés aux biens civils seront manifestement excessifs en comparaison de l’avantage militaire concret et direct qu’on en attend, constitue un crime de guerre.

L’utilisation d’armes explosives à large rayon d’impact dans des zones peuplées augmente les craintes que ces attaques soient illégales, disproportionnées et menées sans discernement. Ces armes peuvent avoir un large rayon d’effet destructeur, sont intrinsèquement imprécises ou déclenchent des munitions multiples simultanément. Ceci inclut les munitions à grosses ogives hautement explosives, comme celles qui ont été utilisées dans l’attaque du 27 juin. Le recours à ce type d’armes devrait être évité dans les zones peuplées.

« Les civils de Krementchouk qui ont subi des pertes d’une telle magnitude du fait des frappes du 27 juin méritent qu’on leur rende justice », a affirmé Yulia Gorbunova. « Une enquête exhaustive est nécessaire et les responsables de ces frappes doivent être amenés à rendre des comptes. »

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