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L’Afghanistan en proie à la famine

Les Nations Unies, la Banque mondiale et les États-Unis devraient ajuster leurs sanctions et mesures économiques

Une foule d’Afghans attendait devant une banque à Kaboul, le 21 septembre 2021, dans l’espoir de pouvoir retirer de l’argent. Ces derniers mois, la chute de revenus et le manque de liquidités ont aggravé l'insécurité alimentaire dans ce pays. © 2021 Haroon Sabawoon/Anadolu Agency via Getty Images

(New York, le 11 novembre 2021) – Les pays donateurs, les Nations Unies et les institutions financières internationales devraient de toute urgence remédier à l’effondrement de l’économie et du système bancaire en Afghanistan afin de prévenir une famine généralisée, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.

Le Programme alimentaire mondial de l’ONU a lancé plusieurs avertissements  quant à l’aggravation de l’insécurité alimentaire en Afghanistan, et au risque de très nombreux décès dus à la faim sur l’ensemble du territoire dans les prochains mois. Les médias ont signalé que des familles en manque d’argent et de nourriture vendaient leurs biens et essayaient de fuir le pays par voie terrestre. Des personnes afghanes démunies en proie à la malnutrition ont détaillé leurs tentatives désespérées pour acheter ou rechercher de la nourriture, et ont rapporté la mort de personnes n’ayant pas pu partir.

« L’économie et les services sociaux de l’Afghanistan sont en train de s’effondrer alors que, dans tout le pays, la population souffre déjà de malnutrition aiguë », a déclaré John Sifton, directeur du plaidoyer auprès de la division Asie à Human Rights Watch. « L’aide humanitaire est cruciale, mais compte tenu de la crise, les gouvernements, les Nations Unies et les institutions financières internationales doivent de toute urgence adapter les restrictions et les sanctions en vigueur portant sur l’économie et le secteur bancaire du pays. »

Ces hommes afghans faisaient la queue pour recevoir des sommes d’argent leur permettant d’acheter de la nourriture, dans un centre de distribution mis en place par le Programme alimentaire mondial à Kaboul, le 3 novembre 2021. © 2021 AP Photo/Bram Janssen

À la suite de la prise de contrôle de l’Afghanistan par les talibans en août 2021, la perte de millions de dollars de revenus, la flambée des prix, une crise de liquidités et des pénuries d’argent liquide ont privé une grande partie de la population de nourriture, d’eau, de logement et de soins de santé, a déclaré Human Rights Watch.

Une Afghane vivant au centre du pays a indiqué à Human Rights Watch que peu de gens parmi sa communauté disposaient d’argent ou de nourriture : « Les enseignants n’ont pas été payés depuis trois mois... Tout le monde est vraiment désespéré. Quand votre assiette reste vide, il est difficile de penser à autre chose. Personne n’a d’argent pour acheter de l’essence, pour chauffer les maisons lorsqu’il neigera ou pour acheter à manger. »

La crise financière a particulièrement touché les femmes et les filles, qui doivent faire face à des obstacles sans commune mesure pour obtenir de la nourriture, des soins de santé et des ressources financières. Les interdictions établies par les talibans qui empêchent les femmes d’accéder aux emplois les mieux rémunérés ont frappé très cruellement les ménages où les femmes étaient les principales sources de revenus. Même dans les régions où les femmes sont encore autorisées à travailler, notamment dans les secteurs de l’éducation et des soins de santé, elles sont parfois dans l’incapacité de se plier aux obligations des talibans selon lesquelles elles doivent être accompagnées d’un membre masculin de leur famille pour se rendre sur leur lieu de travail et chez elles. Les récits de familles ayant vendu leurs enfants (presque toujours des filles) vraisemblablement en mariage afin de s’acheter de la nourriture ou de rembourser une dette sont de plus en plus réguliers dans les médias.

La situation économique catastrophique de l’Afghanistan a été aggravée par les décisions prises par les gouvernements et les institutions financières internationales de ne pas traiter directement avec la Banque centrale afghane en raison des sanctions de l’ONU et des embargos bilatéraux imposés par les États-Unis et d’autres pays. Tout ceci a exacerbé les problèmes de liquidités dans l’ensemble des banques, ainsi que les pénuries de devises, en particulier de dollars américains et d’afghanis, la monnaie du pays.

Un grand nombre de responsables de banques et de personnes travaillant pour des agences humanitaires ont indiqué à Human Rights Watch que la plupart des banques afghanes n’étaient pas en mesure de répondre aux demandes de retrait des particuliers et des organismes d’aide. Même lorsque des fonds sont transférés vers les banques de manière électronique, du fait de la pénurie d’argent liquide, l’argent n’est pas disponible physiquement et ne peut donc pas être injecté dans l’économie du pays.

L’ensemble de sanctions imposées par les États-Unis aux talibans ne semble pas conforme aux nouvelles orientations adoptées le 18 octobre par le Trésor américain, a précisé Human Rights Watch. Selon ces nouvelles orientations, le Trésor « devrait s’efforcer d’adapter les sanctions afin de limiter les répercussions économiques et politiques non intentionnelles » tout en adoptant « un cadre structuré garantissant que les sanctions poursuivent un objectif politique clair ». Les mesures appliquées actuellement par les États-Unis ne limitent pas les répercussions non intentionnelles, et ne reflètent pas non plus un objectif politique clair.

Compte tenu de la crise humanitaire en Afghanistan, Human Rights Watch émet les recommandations suivantes :

  • Les gouvernements, les Nations Unies, la Banque mondiale et les talibans devraient s’employer à élaborer un accord pour permettre à la Banque centrale afghane d’accéder au système bancaire international. Dans un premier temps, le Trésor américain et les autres autorités financières devraient émettre des autorisations et des lignes directrices pour permettre à la Banque centrale de procéder à des opérations de règlement limitées avec des banques privées extérieures, afin qu’elle puisse rembourser ses dettes auprès de la Banque mondiale et traiter ou régler les dépôts de dollars en provenance de déposants privés légitimes, tels que l’UNICEF, le Programme des Nations Unies pour le développement, les organismes de transfert de fonds et d’autres parties légitimes.
  • S’il est impossible de trouver un accord impliquant la Banque centrale, les gouvernements, les Nations Unies et la Banque mondiale devraient négocier un accord à court terme avec les talibans pour désigner une banque privée ou une autre entité, indépendante de la Banque centrale, qui serait chargée de traiter les transactions humanitaires de grande ampleur sous la supervision d’intervenants officiels relevant de la Banque mondiale, des Nations Unies ou d’un organisme d’inspection tiers nommé à cet effet. Le Trésor américain et les autres autorités devraient ensuite donner des lignes directrices pour permettre à la banque privée ou entité désignée d’utiliser les dollars déposés par voie électronique par les agences humanitaires pour acheter des dollars américains sous forme fiduciaire à l’étranger et les transporter, sous surveillance internationale, afin de les déposer dans des banques privées de Kaboul. Les organismes de transfert de fonds devraient recevoir des autorisations similaires afin de pouvoir prendre des dispositions avec les banques privées visant à favoriser les transactions légitimes en dollars américains et, si nécessaire, les envois en espèces, sous la surveillance d’une entité d’inspection indépendante.
  • Faute d’accord, les Nations Unies devraient continuer d’utiliser tous les moyens à leur disposition pour poursuivre les envois d’argent vers l’Afghanistan à des fins humanitaires. Les talibans devraient coopérer en permettant ces envois, les dépôts dans les banques privées indépendantes et l’utilisation des fonds par les Nations Unies en toute indépendance et sans ingérence.
  • Les États-Unis et les autres gouvernements devraient immédiatement passer en revue leurs ensembles de sanctions, adapter en conséquence les mesures en vigueur et émettre de nouvelles autorisations et lignes directrices afin de favoriser l’injection de liquidités et la disponibilité d’argent liquide, et remédier ainsi à la crise humanitaire.
  • Les pays membres du Conseil de sécurité des Nations Unies devraient prendre des mesures immédiates pour garantir que les transactions financières légitimes liées à des activités humanitaires et à la fourniture d’autres biens et services essentiels soient exclues du champ d’application des sanctions des Nations Unies.
  • Les pays membres du Conseil de sécurité des Nations Unies devraient également trouver un accord sur l’émission de nouvelles orientations ou « Notices d’aide à l’application », et prendre d’autres mesures pour garantir que les sanctions des Nations Unies n’entravent pas les transactions financières légitimes liées au travail humanitaire ou autrement essentiel effectué par des entités internationales et afghanes.

« La générosité des donateurs et les promesses de dons humanitaires restent vaines face à la dure réalité : les agences de l’ONU, les organismes humanitaires et la diaspora afghane ne peuvent pas transférer de fonds vers un système bancaire qui ne fonctionne pas, et les titulaires de comptes en Afghanistan ne peuvent pas retirer de l’argent qui n’est pas là », a conclu John Sifton. « Il est possible d’éviter un nombre de morts massif et les souffrances liés à la faim si les gouvernements agissent sans plus attendre pour remédier à la crise économique afghane. »

Informations complementaires et témoignages

Témoignages d’Afghan·e·s sur la crise humanitaire

Dans différentes provinces, des Afghan·e·s ont déclaré que les salaires avaient quasiment disparu dans la plupart des secteurs, en particulier dans les zones urbaines, et que les prix alimentaires augmentaient rapidement. Selon certains témoignages, des familles ont vendu leurs biens ou leurs enfants pour payer des trafiquants et pouvoir quitter le pays.

« Farid » (pseudonyme) a expliqué qu’il avait fui récemment en Iran, mais que les autorités iraniennes l’avaient mis en prison, puis expulsé. Il a rapporté avoir vu des centaines de familles, souvent avec de jeunes enfants, essayer de fuir le pays avec peu d’argent, de nourriture et de vêtements. Il a déclaré qu’il n’avait désormais plus les moyens de subvenir aux besoins de sa famille ou d’acheter à manger :

« Nous n’avons pas assez à manger... Nous ne mangeons qu’une fois par jour. Avec l’hiver qui arrive, la situation risque encore de s’envenimer. Le gouvernement afghan [taliban] n’a pas établi de plan clair pour résoudre le problème de la faim, et je doute que la communauté internationale en ait un. Ce qui est clair en revanche, c’est que bientôt la majorité de la population afghane va mourir simplement parce qu’elle n’a rien à manger, et comme toujours, personne ne s’en souciera. »

Il a expliqué que les trafiquants profitaient de la situation pour faire payer 500 à 700 dollars aux personnes pour les introduire clandestinement en Iran. « J’ai vu aussi des cadavres de personnes mortes dans les déserts menant à la frontière », a-t-il ajouté. « J’ai dû vendre tout ce que j’avais pour pouvoir payer les trafiquants. »

« Sharzad », une femme vivant dans le sud-est de l’Afghanistan, a déclaré que la situation humanitaire était « pire que ce que les médias laissent paraître ». Elle a précisé : « Les commerces sont fermés, les filles ne vont pas à l’école. Les banques ne donnent qu’un montant fixe, et il faut faire la queue longtemps rien que pour cette somme... La situation est très mauvaise. Les gens sont très pauvres. »

Elle a rapporté avoir assisté à des « scènes horribles » au bazar : « De jeunes enfants imploraient chacune des personnes entrant dans la boulangerie de leur acheter du pain, mais aucune d’elles ne pouvait se permettre d’acheter rien qu’un pain de plus pour ces enfants. »

Elle a expliqué que les prix augmentaient tous les jours et que selon elle, des gens allaient mourir cet hiver :

« L’hiver est très froid, et nous ne pouvons pas chauffer nos maisons. Personne ne travaille, en particulier les femmes, et même celles qui travaillaient auparavant n’ont pas encore été payées. Une voisine m’a raconté hier qu’elle n’avait plus rien à donner à manger à ses enfants. Chaque soir, elle met sa burqa et emmène ses sept enfants pour faire du porte-à-porte au cas où quelqu’un pourrait partager son repas avec eux. Ils ne mangent qu’une fois par jour si quelqu’un leur donne un peu de nourriture. Une famille lui a proposé d’acheter sa fille, âgée d'un an seulement, pour 600 dollars, mais elle a refusé car elle voulait garder sa fille. »

« C’est un vrai cauchemar, personne au monde n’aurait jamais pu imaginer cela », a-t-elle conclu.

« Sitara » a décrit des personnes à la recherche de nourriture dans les champs après récolte :

« J’ai assisté à l’une des pires scènes qu’il m’ait été donné de voir : un vieil homme accompagné de ses enfants parcourait les champs de pommes de terre dans l’espoir d’en trouver quelques-unes laissées à l’abandon, afin de pouvoir manger ce soir-là, alors que la récolte avait été faite deux mois auparavant. Si les talibans et la communauté internationale ne prêtent pas attention et n’aident pas la population, tout le monde va mourir. »

Facteurs contribuant à la crise économique en Afghanistan

Plusieurs facteurs sont à l’origine de la crise qui frappe actuellement l’Afghanistan ou l’aggravent, notamment l’interruption de l’aide étrangère qui payait les salaires de millions d’employé·e·s dans les secteurs public et privé, des retraits massifs dans les banques privées et l’effondrement de l’économie. Il y a également les liens passés des talibans avec Al-Qaïda, leur précédent régime désastreux, leur incapacité à tenir leurs engagements publics et leur horrible bilan en matière de droits humains, en particulier en ce qui concerne les femmes, les filles et les minorités religieuses. L’ensemble de ces facteurs ont contribué à ce que les gouvernements et les institutions financières internationales refusent de reconnaître le gouvernement taliban et de laisser les organismes désormais sous le contrôle des talibans œuvrer en tant qu’entités gouvernementales au sein du système financier international.

Le Trésor américain a réaffirmé que les sanctions imposées actuellement par les États-Unis aux talibans et à certains dirigeants talibans, qui découlent de résolutions antérieures du Conseil de sécurité des Nations Unies portant sur les liens du groupe avec le terrorisme, restaient en vigueur. Les agences onusiennes et les États membres des Nations Unies demeurent liés aux sanctions du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Les États-Unis, acteur majeur du système financier international, ont empêché la Banque centrale afghane d’obtenir les certificats nécessaires pour procéder à des transactions reposant sur les systèmes bancaires américain et international. Le Trésor américain l’a privée d’accès aux réserves de devises étrangères, même en garantie lorsqu’il s’agissait de fournir des liquidités à court terme en vue de régler des transactions en dollars ou de rembourser des dettes auprès de la Banque mondiale. Le gouvernement des États-Unis a lancé une procédure auprès de la Banque mondiale pour empêcher la Banque centrale d’accéder à tous les actifs, dons ou aides détenus par la Banque mondiale, que la Banque centrale ne serait de toute façon pas en mesure de transférer étant privée d’accès au système bancaire international.

À défaut de nouvelles mesures ou orientations données par les comités des sanctions compétents au sein du Conseil de sécurité, ce qui nécessiterait l’accord de tous les autres membres du Conseil, il reste difficile de savoir si les sanctions de l’ONU s’appliquent à la Banque centrale ou aux transactions impliquant les agences gouvernementales ou les ministères contrôlés par les personnes sanctionnées. Des agences onusiennes et certains partenaires exécutifs ne savent toujours pas avec certitude quelles transactions peuvent être effectuées avec les entités du gouvernement. Les autorisations et lignes directrices récentes du Trésor américain qui permettent les transactions liées aux activités humanitaires n’évoquent pas beaucoup d’autres transactions légitimes, ni le statut de la Banque centrale ou ses certificats, et n’ont pas remédié aux problèmes sous-jacents de pénurie de liquidités et d’argent liquide.

La Banque centrale afghane a imposé des limites de retrait en devise locale aux titulaires de comptes et aux particuliers, et a interdit de nombreux types de transactions électroniques en dollars américains. Les banques privées ne disposent pas de suffisamment de devises locales pour couvrir les retraits, ont peu ou pas de dollars en espèces, et ne semblent pas faire crédit. Elles rencontrent aussi des difficultés à régler les transactions entrantes en dollars via les comptes correspondants dans les banques privées étrangères, très vraisemblablement parce que les banques étrangères craignent de violer les sanctions ce faisant.

L’incapacité de la Banque centrale à réaliser des transactions en dollars américains ou à obtenir des dollars américains en monnaie-papier contribue grandement à la crise économique en Afghanistan. Les transactions en dollars, que ce soit sous forme électronique ou papier, font partie intégrante de l’économie afghane. Ces trente dernières années, la majeure partie du produit intérieur brut du pays a été injectée en dollars dans l’économie, notamment à travers les financements de donateurs, les transferts de fonds et les recettes d’exportations.

Les pénuries de devises locales restent par ailleurs critiques et risquent de s’aggraver dans le temps avec l’inflation, la dégradation physique des billets de banque, l’accroissement de la dette personnelle et l’augmentation des inégalités sociales. Les entreprises chargées d’imprimer la monnaie afghane en Europe, qui s’inquiètent à juste titre des certificats de la Banque centrale et des sanctions en vigueur, ne peuvent pas envoyer de nouveaux billets à Kaboul. Les autorités talibanes n’ont aucune capacité pour imprimer de la monnaie.

Même lorsque des transactions électroniques légitimes sont possibles, les banques afghanes et les institutions financières étrangères disposant d’agents localement, dont les indispensables organismes et services de transfert de fonds, ne possèdent pas assez d’afghanis pour couvrir les retraits, ne sont pas en mesure de fournir des dollars et ne peuvent obtenir aucune de ces deux devises auprès de la Banque centrale en quantité suffisante. De nombreux titulaires de comptes légitimes n’ont pas la possibilité d’accéder à leur solde ou à l’argent qui leur a été envoyé.

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