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FIFA : Les abus subis par des travailleurs migrants au Qatar n’ont toujours pas été réparés

Un an après la Coupe du monde, l’inaction concernant leurs plaintes prolonge la souffrance des travailleurs victimes d’abus

Des ouvriers  démantelaient l’échafaudage au stade Al Bayt à Al Khor, au Qatar, le 29 avril 2019. Des travailleurs migrants ont joué un rôle clé dans les préparatifs de la Coupe du monde de la FIFA, tenue au Qatar en novembre-décembre 2022.   © 2019 AP Photo/Kamran Jebreili

(Beyrouth) – Au cours des douze derniers mois, la FIFA et le Qatar n’ont toujours pas réparé les abus subis par les travailleurs migrants qui ont rendu possible la Coupe du monde Qatar 2022, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui ; en particulier, les familles des milliers d’ouvriers décédés de causes inexpliquées n’ont toujours pas été indemnisées. La Coupe du monde 2022 de football est dans le passé pour le monde entier et pour la FIFA, mais les répercussions de ce tournoi se font toujours sentir chez les victimes, au Qatar et dans les pays d’origine des migrants.

« Face au terrible bilan, en termes de droits humains, que la Coupe a laissé derrière elle au Qatar, la FIFA aurait dû réagir en apportant des compensations pour les décès de personnes migrantes et les vols de salaire », a déclaré Michael Page, directeur adjoint de la division Moyen-Orient à Human Rights Watch. « En choisissant de ne rien faire en ce sens, la FIFA montre son mépris envers les personnes dont le labeur a permis que se tienne la Coupe du monde. »

Avant la compétition de 2022, les autorités qatariennes et la FIFA ont fait des déclarations clairement inexactes et prêtant à confusion selon lesquelles les systèmes de protection des travailleurs et les mécanismes de compensation existant au Qatar étaient suffisants pour remédier à ces abus généralisés.

Les recherches de Human Rights Watch ont montré que les réformes en matière de droit du travail, effectuées lors d’une période où le pays était scruté par le monde entier, avaient été extrêmement limitées en raison de leur introduction très tardive, de leur portée trop restreinte et de leur mise en œuvre insuffisante, ce qui fait que de très nombreux travailleurs immigrés sont passés entre les mailles du filet. Maintenant que la lumière des projecteurs braqués sur les abus du Qatar s’est atténuée, les travailleurs migrants victimes d’abus et les familles de ceux qui sont décédés font face à d’anciennes et nouvelles formes d’exploitation, que Human Rights Watch a documentées lors du ralentissement économique qui a suivi la Coupe du monde 2022 et qui se poursuivent aujourd’hui.

En raison de l’abandon irresponsable des travailleurs immigrés au Qatar par la FIFA, ajouté au manque d’empressement du Qatar à appliquer les réformes, nombre d’entre eux demeurent au Qatar en cette période de ralentissement post-Coupe du monde, sans travail ni salaire, et en attente du versement des salaires et primes qui leur sont contractuellement dus. Human Rights Watch a documenté cette situation qui les empêche de retourner dans leur pays, de peur de ne jamais pouvoir récupérer leurs salaires volés et obtenir justice depuis l’étranger.

Un travailleur immigré au Qatar a ainsi déclaré que son entreprise, faisant face à une période creuse, était en train de renvoyer des ouvriers chez eux pour de longs congés sans solde. « Les ouvriers reçoivent 1 000 rials qatariens [275 USD] et un billet d’avion, sur la promesse qu’on les contactera lorsqu’il y aura du travail », a-t-il déclaré.

Cela met les travailleurs dans l’embarras puisqu’ils sont incapables de partir tant qu’on leur doit des primes de fin de contrat qui courent sur 10 ou 15 ans. Ces primes accumulées représentent un montant significatif qui ferait toute la différence dans leur pays d’origine. Un travailleur a expliqué qu’avec ces politiques de congé prolongé, les ouvriers se retrouvaient sans salaire pendant des mois, tandis qu’on leur faisait miroiter l’espoir d’opportunités futures. D’après lui, de nombreux travailleurs migrants estiment que c’est une façon, pour les entreprises, d’éviter de pays les indemnités de fin de contrat.

Pendant ce temps, les tribunaux compétents en matière de droit du travail mettent toujours énormément de temps à juger les plaintes déposées par les travailleurs immigrés qui ont été escroqués de leurs salaires ou de leurs primes de fin de contrat avant et après la Coupe dumonde. Human Rights Watch a également mené des entretiens avec des ouvriers qui hésitaient à porter plainte. « Même lorsque les tribunaux statuent en faveur des travailleurs [...], les entreprises n’obéissent pas aux arrêts judiciaires leur ordonnant de leur payer ce qu’elles leur doivent », a témoigné un ouvrier.  « Sachant cela, je n’ai pas la motivation de me lancer dans une bataille juridique. »

Certains travailleurs migrants ont tenté de poursuivre des entreprises devant des juridictions de l’extérieur du Qatar. Quarante travailleurs philippins ont récemment déposé plainte aux États-Unis, dans l’État du Colorado, contre Jacobs Solutions Inc., une société américaine  supervisant des projets de construction pour quatre stades de la Coupe du monde, pour de multiples abus présumés, notamment des salaires impayés, des conditions de vie indignes, la confiscation de leur passeport et l’obligation de travailler lors de canicules extrêmes. Quatorze de ces Philippins travaillaient pour Al Jaber, une entreprise au sein de laquelle, d’après les documents du procès, Jacobs Solutions Inc. jouait un rôle « dans le suivi, la direction et le contrôle de la chaîne de main-d’œuvre ».

Selon l’entretien accordé par Jacobs Solutions à Quartz en octobre, la société n’avait pas encore reçu ni consulté en détail cette plainte, mais insistait sur son engagement à « respecter les droits humains et la dignité des personnes ».

En 2022, Human Rights Watch a rapporté qu’Al Jaber avait recruté des ouvriers à travers des visas de travail de courte durée qui les forçaient à rentrer dans leur pays avant la fin de leur contrat de deux ans. Les travailleurs avaient versé des frais de recrutement exorbitants, jusqu’à 1 570 USD. Pourtant Al Jaber, dans sa réponse à Human Rights Watch, a nié que les travailleurs aient payé des frais de recrutement.

En octobre 2023, deux anciens travailleurs d’Al Jaber ont déclaré à Human Rights Watch que les emprunts qu’ils avaient contractés pour payer les frais de recrutement n’étaient toujours pas remboursés. Un ouvrier ayant été renvoyé dans son pays après dix mois au Qatar a témoigné : « Maintenant, je vis de petits boulots. Mes dix mois de travail au Qatar ont été du gâchis puisque j’ai versé davantage que je n’ai gagné. »

Les autorités de la FIFA et du Qatar avaient l’opportunité de pallier certaines des répercussions les plus sombres de la Coupe du monde en apportant réparation aux victimes, en particulier des compensations financières, a déclaré Human Rights Watch. Elles auraient pu exploiter et étendre les réussites limitées du fonds Qatar’s Workers’ Support Fund, en remboursant certains travailleurs migrants.

L’un des bénéficiaires de ce fonds a expliqué à Human Rights Watch : « Lorsque, après des mois de relances, j’ai reçu cet appel inattendu [des autorités qatariennes] me demandant de passer prendre mon chèque [compensant ses salaires impayés], je ne pouvais pas en croire mes oreilles ». Il a immédiatement envoyé un virement à sa famille, qui s’était endettée pour assurer les frais scolaires de ses enfants et les soins médicaux de ses parents.

Par les autres exemples positifs limités qui pallient au Qatar les abus envers les travailleurs migrants, on peut mentionner le Plan de remboursement universel élaboré par le Comité suprême – l’entité chargée de planifier et réaliser les infrastructures de la Coupe du monde –, grâce à laquelle des travailleurs se sont vu rembourser leurs frais de recrutement. Certaines entreprises ont également adopté des programmes d’assurance-vie qui ont indemnisé les familles de travailleurs migrants décédés, quelle que soit la cause ou la localisation du décès.

Malheureusement, seules une poignée de sociétés ont mis en place de tels programmes. Ainsi, seules 23 des entreprises du Comité suprême ont instauré des assurances-vie pour leurs employés immigrés.

La FIFA et le Qatar ont décidé de ne pas transformer ces petites initiatives positives en un bilan positif plus vaste qui aurait pu être celui de la Coupe du monde en ce qui concerne la main-d’œuvre étrangère. L’appel à réparation lancé à l’approche du tournoi avait reçu un fort soutien mondial des associations de football, des sponsors et des politiciens. Au cours des mois précédant le coup d’envoi de la Coupe du monde, la FIFA avait indiqué dans une série de déclarations et de conférences de presse qu’elle prévoyait de compenser les travailleurs, comme par exemple lorsqu’elle avait été entendue par le Conseil de l’Europe au sujet des droits des travailleurs au Qatar, ou à l’attention du groupe de travail de l’Union des associations de football européennes (UEFA) sur les droits des travailleurs au Qatar.

Mais à la veille de la Coupe 2022, le président de la FIFA, Gianni Infantino, avait réagi aux appels à réparation en assurant que le fonds Workers Support and Insurance Fund du ministère du Travail qatarien se chargerait de compenser les personnes – ce qui n’a pas été le cas. Les réalités du combat des migrants pour recevoir leurs salaires depuis la clôture de la Coupe du monde montrent que les promesses de la FIFA étaient des mensonges éhontés et que la plupart des abus étaient prévisibles et évitables.

Le fils d’un ouvrier du bâtiment qui travaillait au Qatar a livré son témoignage à Human Rights Watch : « C’est mon père qui faisait vivre la famille, et maintenant il n’y a que moi. Ma mère prend de l’âge, de plus j’ai un nouveau-né... les dépenses augmentent. Tout seul, il m’est très difficile de subvenir aux besoins de ma famille. »

La FIFA semble répéter les graves erreurs qu’elle a commises lors de la phase de préparation de la Coupe du monde 2022, qui a duré douze ans, a déclaré Human Rights Watch. La FIFA a octroyé de fait la Coupe du monde 2034 à l’Arabie saoudite, un pays qui emploie plus de 13,4 millions de travailleurs immigrés, dont beaucoup viennent des mêmes pays que ceux du Qatar.

« Nombre de familles sont laissées dans l’ignorance sur ce qui a tué leurs proches, ou ne savent même pas comment assurer leur prochain repas », a conclu Michael Page. « Les autorités de la FIFA et du Qatar continuent à détourner l’attention de leur lamentable incapacité à protéger les travailleurs, plutôt que de faire un minimum d’efforts pour compenser ces personnes qui sont précisément celles qui leur ont permis de générer d’immenses revenus. »

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